La situation dans le Golfe est contradictoire, instable et en crise permanente, tant les clivages sont importants. Les rivalités sont nombreuses, ancrées dans une histoire complexe avec des interrogations persistantes sur la capacité de ces États à établir un véritable dialogue pour éviter le fatalisme du chaos perpétuel.
Le Golfe, un espace en crise perpétuelle ?
The Gulf—in Perpetual Crisis?
The vast divides that exist in the Gulf have created a situation that is contradictory, unstable and in permanent crisis. Numerous long-standing rivalries, rooted in a complex history, lead to continual questioning of the various states’ ability to establish meaningful dialogue that might avoid the fatalism of perpetual chaos.
La situation actuelle du Golfe est aussi complexe que contradictoire et volatile. Il est difficile d’entrevoir la résolution des conflits et la réduction des tensions qui le déchirent. Les États du Golfe offrent, depuis quelques années, une succession de surprises à la communauté internationale. Leur cohésion face au conflit israélo-palestinien semble n’avoir été qu’une « solidarité de façade » qui masquait, en réalité, des rivalités mal contenues et des rancœurs historiques.
Les récents et les multiples événements ont parfaitement mis en lumière la complexité de la situation montrant qu’un État wahhabite pouvait entretenir des relations « stratégiques » avec Israël, et que l’éternelle opposition entre chiites et sunnites n’empêchait nullement un affrontement entre États chiites comme un affrontement entre États sunnites. La crise entre l’Arabie saoudite et le Qatar, en est la triste illustration, elle a eu également pour effet d’amorcer des processus de refondation des alliances historiques entre certains pays de la région.
Les tensions perpétuelles et les querelles intestines, qui minent la région, ont contribué grandement à « déclasser » la question palestinienne dans les préoccupations internationales, qui se trouve désormais reléguée au second plan dans les agendas des principaux pays du Golfe.
La situation en Irak et en Syrie a connu de notoires avancées sans aboutir pour autant à une vraie stabilisation. Des foyers de tension persistent et beaucoup de sujets restent en souffrance dont, entre autres, la délicate question kurde.
La situation au Yémen, théâtre de la lutte d’influence à laquelle se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran, s’est sérieusement dégradée avec des conséquences dramatiques pour les populations. À ce jour, on compte plus de 10 000 victimes sans évoquer l’état de famine qui toucherait plus de 7 millions de personnes selon les Nations unies, et le délabrement des infrastructures sanitaires et sociales du pays. Cette désolation s’est accentuée avec le déploiement de plusieurs milliers de miliciens soudanais, parmi lesquels de très nombreux enfants soldats du Darfour, venus en soutien à la coalition des États du Golfe. Les forces armées saoudiennes et leurs alliés ne parvenant pas, malgré l’emploi d’armes perfectionnées, à mettre un terme à ce conflit, on peut raisonnablement tabler sur son enlisement durable.
Les violences infligées, la désespérance et l’amertume qui se sont installées au cœur des populations vont certainement contribuer à faire du Yémen une plaque tournante de nombreux trafics illicites et du terrorisme, à l’instar de l’Afghanistan. Ce conflit n’est pas, et ne sera pas, sans incidence financière. Les seules réserves monétaires saoudiennes ont fondu : environ de 720 à 500 milliards de dollars entre 2014 et 2018.
Par ailleurs, l’embargo imposé au Qatar a exacerbé les tensions qui ont toujours caractérisé cette région structurée par les appartenances tribales et familiales, et les rivalités traditionnelles. Elles se sont complexifiées aujourd’hui avec la mobilisation de nombreux soutiens étrangers dans le monde arabe, comme en Afrique.
Le Qatar, sous la houlette de l’Émir Hamad Ben Khalifa Al Thani puis, à partir de 2013, de son fils Cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, a entrepris des réformes visant à lui assurer une visibilité et même une place sur la scène internationale. Cette politique volontariste a été mal reçue par ses voisins et considérée comme une « provocation ». Le blocus, qui lui a été infligé, visait à la fois à réprimer sa velléité d’échapper à la tutelle saoudienne et à prévenir toute remise en cause du leadership de l’Arabie saoudite par les autres États du Golfe.
Cependant, les résultats de l’embargo n’ont pas été ceux qui étaient escomptés par la coalition menée par l’Arabie saoudite. Surprenant paradoxe, la marginalisation du Qatar a eu les résultats inverses de ceux qui étaient recherchés. Malgré sa dépendance aux produits extérieurs, le Qatar a non seulement fait preuve d’une grande capacité d’adaptation mais a également saisi l’occasion de cette mise sous « pression » pour diversifier son tissu économique et trouver de nouveaux partenaires.
Si l’Arabie saoudite n’est pas parvenue à consolider un front sunnite pour isoler le Qatar, en revanche la situation a permis à Ankara et à Téhéran d’accroître leurs influences dans la région. C’est dans cet esprit qu’a été signé, en août 2017, un nouvel accord de défense entre la Turquie et le Qatar visant à renforcer la capacité d’accueil de la base militaire de Tariq Bin Ziyad, qui a été portée à 5 000 hommes. Malgré le blocus, le Qatar a continué à approvisionner les Émirats arabes en gaz, en augmentant même sa production d’environ 30 %, ce qui lui a permis d’afficher en 2017 une croissance de 2 %. En revanche, il a eu de réelles incidences sur les économies de certains États du Golfe dont Dubaï qui traverse, à l’heure actuelle, une grave crise financière et immobilière.
En outre, ce conflit politico-diplomatique a eu des conséquences humanitaires extrêmement sérieuses : plus de 16 000 familles sont désormais séparées.
L’Arabie saoudite, dont certaines évolutions, visant à répondre à un impératif autant social que sociétal (les moins de vingt-quatre ans représentent près de la moitié de la population saoudienne et plus de 28 % sont au chômage), ont suscité une brève et profonde espérance. Ses efforts déployés ont été ternis par certains agissements qui ont choqué la communauté internationale et l’ont amené à s’interroger sur la modernité du message mis en avant ces derniers mois mais aussi sur la pertinence des moyens mis en place comme si l’Arabie saoudite était en « errance » politique dans une région à l’avenir désormais brouillé.
À terme, les économies des monarchies du Golfe risquent d’être menacées par la capacité des États-Unis, devenus les premiers producteurs de pétrole au monde, grâce à l’exploitation du pétrole de schiste, d’influer significativement sur le cours du brut. On notera également qu’à la faveur de la découverte d’importants gisements de gaz dans ses eaux territoriales, Israël a conclu un accord de fournitures à l’Égypte, en attendant d’autres débouchés dans la région et la construction d’un oléoduc jusqu’aux portes de l’Europe via Chypre. Par ailleurs, à moyen-long terme, le développement des énergies alternatives et la volonté de consommer autrement remettront nécessairement en cause la position stratégique actuelle du Golfe pour l’Occident.
Il y a une urgence humanitaire mais aussi économique pour que s’instaurent des relations plus harmonieuses, que par le passé, dans le Golfe, pour faire face aux défis du futur.
Cependant, on doit le regretter, mais on ne peut que constater et déplorer que les différentes médiations, pour mettre un terme au blocus concernant le Qatar (que ce soit celles menées par le Koweït, Oman, les États-Unis via l’émissaire Anthony Zinni…), n’aient pas permis d’avancer concrètement et d’élaborer des solutions de sortie de crise.
Quant au drame humanitaire au Yémen, il paraît condamné à s’inscrire dans une logique de longue durée.
Ces événements ont par ailleurs confirmé l’incapacité du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à assurer son rôle primordial au niveau régional. En effet, cette difficulté à assurer une action efficace a déjà été constatée à différentes reprises. En dépit des efforts déployés, le CCG n’a toujours pas réussi à concrétiser deux projets concrets et symboliquement intégrateurs, en l’occurrence l’instauration d’un marché commun et d’une monnaie unique régionale. Alors qu’il n’existe, de toute façon, pas d'alternative pour les monarchies du Golfe pour pacifier et harmoniser leurs relations, que cet outil de régulation régional qu’est le CCG, dont la gouvernance doit nécessairement être repensée. Tous ces éléments pourraient laisser augurer un contexte de crise perpétuelle où les solidarités et les alliances pourraient évoluer et entraîner de profonds changements politiques sous le regard bienveillant et intéressé de leurs États voisins. L’histoire n’est pas une fatalité. À chacun des États du Golfe d’écrire désormais son avenir sans a priori. ♦