Les Guetteurs – Les patrons du renseignement français répondent
Les Guetteurs – Les patrons du renseignement français répondent
Pierre Lacoste, Rémy Pautrat, François Mermet, Jaques Fournet, Jean Heinrich, Jean-Claude Cousseran, André Ranson, Pierre de Bousquet, Bernard Squarcini, Didier Bolelli, Ange Mancini, Patrick Calvar et Christophe Gomart. Qu’ont en commun tous ces témoins ? Une chose : d’avoir occupé de hautes responsabilités au cœur des services français de renseignement, des années 1980 jusqu’à nos jours. Ce sont ces « guetteurs » qu’Alain Bauer et Marie-Christine Dupuis-Danon ont méthodiquement interrogés en 2016 et 2017, afin d’en tirer une fresque inédite et passionnante de l’évolution récente de la communauté du renseignement national, ce « système nerveux de l’État ».
Ce recueil très complet est tout à la fois un récit captivant des combats de l’ombre menés depuis plus de trente ans par les services contre une menace polymorphe, un tableau limpide des ruptures et des continuités de l’organisation française du renseignement, et un condensé de regards croisés sur les problématiques qui traversent la communauté du renseignement.
Homogènes mais jamais répétitifs, les témoignages recueillis montrent au premier chef la mutation opérée entre les années 1980, marquées par le primat du contre-espionnage et du temps long, et les années 1990 qui virent le centre de gravité des préoccupations se déplacer vers le contre-terrorisme politique, exigeant des réponses du temps court. Au tournant du siècle, vient ensuite la mutation du terrorisme politique, sponsorisé par un État, vers le terrorisme islamiste, moins rationnel, qui deviendra de moins en moins compréhensible – et donc prévisible – avec le temps, l’affaire Merah (2012) marquant dans ce domaine une rupture majeure vers la forme de terrorisme que nous connaissons actuellement. L’analyse de ces « crises culturelles » traversées par le renseignement est ici parfaitement rendue, chaque témoin évoquant les défis organisationnels auxquels il a été confronté à chacune de ces étapes.
De manière naturelle, chaque contribution des patrons du club des services de renseignement pose la question de la coordination de cette communauté, en évoquant cet équilibre subtil entre ouverture et cloisonnement. Car si chaque changement culturel s’est accompagné d’une évolution vers toujours plus de coordination, les « guetteurs » montrent bien que la coopération n’exclut pas la séparation des domaines de responsabilités, voire parfois la rivalité. C’est toute la question du degré souhaitable d’intégration et de rationalisation du paysage du renseignement qui est ici posée, et les réponses apportées sont ici très diverses.
Autre problématique qui traverse chaque contribution, celle de la stratégie commune à l’ensemble des services. Sous la pression de la menace, la mise en place d’une telle stratégie apparaît comme une nécessité, face à laquelle les évolutions survenues depuis le Livre blanc de 2008 – qui instaure la fonction stratégique « connaissance et anticipation » – ont apporté une première réponse. Mais les témoins interrogés soulignent que cette stratégie ne saurait se construire de manière purement réactive, posant ainsi la délicate question de l’équilibre entre connaissance et anticipation.
On découvre également au fil des témoignages la place centrale qu’occupe la question de la ressource humaine dans les préoccupations des patrons du renseignement. Malgré de nombreuses évolutions, cette ressource reste en effet segmentée, volatile et marquée par une logique de corps. Or, tous soulignent le besoin de disposer d’une ressource professionnalisée, éclectique, mutualisable et stable, apte à réaliser des parcours croisés et durables au sein de la communauté du renseignement.
Cet ouvrage offre par ailleurs une réflexion sur la nature profonde du renseignement comme objet et comme concept, sur son rapport à l’information, à la technique ou encore au monde judiciaire. Le croisement des expériences permet de remettre chaque notion à sa place et d’apprécier avec d’autant plus de pertinence l’impérieux besoin de coordination de l’action des services par une tour de contrôle gouvernementale.
En dernier lieu, ce recueil apporte un éclairage précieux sur le rapport du renseignement au politique. Le renseignement n’a en effet de sens que s’il est « à fin d’action », une action bien souvent provoquée par les décideurs politiques, dont la réceptivité est essentielle. Les « guetteurs » montrent ici que cette décision est avant tout rendu possible par la « confrontation des renseignements ».
Les Guetteurs est donc un ouvrage stimulant qui constitue sans aucun doute « une référence solide pour comprendre les défis qui attendent notre renseignement » (Jean-Yves Le Drian, préface de l’ouvrage). Si toutes les contributions sont de grande qualité, une mention spéciale revient sans doute au témoignage de Bernard Squarcini, qui officia de 1995 à 2012 dans la sécurité intérieure (renseignements généraux, DST – Direction de la Surveillance du territoire – puis DCRI – Direction centrale du renseignement intérieur), et qui livre justement une analyse sans fard de ces défis qui attendent notre renseignement. ♦