République, armée et franc-maçonnerie
République, armée et franc-maçonnerie
Le général Bourachot, qui s’est fait un nom dans l’historiographie de l’Armée française des deux siècles précédents le nôtre, publie ici un ouvrage remarquable, dont le sujet est particulièrement difficile, voire ardu, compte tenu de ce que son arrière-plan suggère de tabou, voire de fantasmagorique et même de polémique. En fait, l’auteur s’en tire avec brio grâce à une rigueur de l’analyse et une hauteur de vues jamais prises en défaut, et constantes tout au long de son récit, quelle que soit l’époque, il ne s’érige jamais en juge, tout juste émaille-t-il parfois son propos de locutions telles que « dont acte », pour souligner qu’il n’est peut-être pas tout à fait du même avis que la personne citée. Le grand mérite de cet ouvrage réside dans la démystification du phénomène maçonnique dans l’armée, on y reviendra, ce qui ne veut certainement pas dire qu’il est occulté : en fait, l’auteur montre comment, et dans quelles limites, la franc-maçonnerie a toujours été présente et agissante dans la gestion des ressources humaines des armées, dans la période 1870-1940, beaucoup moins, voire plus du tout, de nos jours.
D’une lecture agréable et d’un style précis, l’auteur nous convie à un récit chronologique et thématique des relations souvent houleuses, parfois même tumultueuses et rarement apaisées, sauf à la fin de son récit (soit à l’issue de la loi de dégagement des cadres de 1946) entre Armée et République, relations exacerbées, comme le montre l’auteur par l’action souterraine de la franc-maçonnerie. Pour étayer son propos de l’indépendance absolue du Conseil supérieur de l’Armée de terre dans l’élaboration de la liste d’aptitude, l’auteur fait référence à une étude à laquelle il s’est livré, portant sur les nominations des généraux entre 1962 et 1997. Puisse-t-il la publier et la commenter dans un futur proche !
D’emblée, le général Bourachot indique qu’il n’appartient pas à la franc-maçonnerie, et qu’il n’a même jamais été approché, ou, ajoute-t-il avec une pointe d’humour, si tel avait été le cas, il ne s’en est pas aperçu. Il souligne aussi, qu’une « fraternelle » existe toujours au sein de l’Institut des hautes études de défense nationale, mais que, en tant qu’ancien auditeur, il n’en avait jamais remarqué l’existence. On devine, tout au long des références qui émaillent le texte, le travail de fourmi de l’auteur, et ce qu’il lui a fallu de patience pour dépouiller tous les dossiers qu’il mentionne, et de diplomatie et de discrétion pour approcher et interroger tous les acteurs dont il cite les témoignages.
Pour synthétiser la démonstration de l’auteur avant de l’analyser, on peut avancer que le pouvoir radical et maçonnique d’avant 1914 a voulu et encouragé l’action des loges, le pouvoir radical et socialiste de l’entre-deux-guerres l’a acceptée et un peu plus que tolérée, la Quatrième, aux prises avec bien d’autres problèmes, dont la Reconstruction n’était pas le dernier, a laissé faire, et la Cinquième, peut-être à l’image de son fondateur, s’est montrée indifférente (sauf durant le premier septennat de François Mitterrand). On peut également, par un raccourci historique qui serait assez conforme à la réalité, l’exprimer encore autrement : la franc-maçonnerie a eu la haute main sur l’épuration de l’armée après l’avoir précédemment mise en fiches.
Pour ce qui est de l’analyse, le premier chapitre, consacré à l’avant 1870, est un amuse-bouche. Il montre qu’à l’époque, les loges militaires étaient plus des lieux de convivialité, où, compte tenu du nombre de « santés » qui étaient portées, les esprits auraient peut-être éprouvé quelques difficultés à s’astreindre à des spéculations d’ordre intellectuel !
C’est après 1870 que l’auteur rentre dans le vif du sujet, en se livrant à une analyse aussi passionnante que serrée de l’histoire politique de l’armée. Après l’intermède de l’« ordre moral » mac-mahonien, marqué d’ailleurs par l’échec patent de la Restauration, pour les « gambettistes » alors au pouvoir, ils le seront jusqu’à Waldeck-Rousseau avant de passer la main à une aile radicale plus dure, l’armée demeure l’Arche sainte de la Revanche, mais conserve un vice de forme pathologique : c’est l’outil grâce auquel le Prince-président a étranglé la République le 2 décembre 1851, et elle constitue une « jésuitière ». Il convient donc, toujours selon Gambetta, de la « républicaniser ». Sur la réalité de l’influence du collège de la « rue des Postes » (aujourd’hui rue Lhomond dans le Ve arrondissement) et de l’influence réelle du RP du Lac, le général Bourachot se livre à une analyse serrée des recrutements des grandes écoles militaires pour démontrer que cette influence, réelle, était loin d’atteindre les « sommets » qui lui furent prêtés. Mais on ne prête qu’aux riches !
C’est sur la base de ces idées, que Gambetta se livra à un premier encartage des officiers, en fonction de leurs opinions politiques, qui fit apparaître la faible proportion d’officiers acquis aux idées des nouvelles institutions, ce qui, soit dit en passant, ne signifiait nullement qu’ils fussent des factieux acquis à une quelconque idée de « coup d’État ». Le légalisme était de règle. Cet encartage fit apparaître également une césure des opinions entre les officiers issus des grandes écoles et ceux issus du rang, césure qui perdurera lors de la création des écoles d’armes quelques années plus tard. Il est vrai que les premiers chefs d’état-major, les généraux de Miribel et de Boisdeffre n’étaient pas des républicains convaincus. C’est ce qui explique l’incroyable longévité du général Saussier, douze ans, dans les fonctions de généralissime désigné en cas de guerre, suivi de peu par Brugère, tous deux acquis aux idéaux républicains, le second, plus par intérêt que par conviction semble-t-il.
Ce fut l’Affaire Dreyfus et ses suites qui établirent la grande fracture entre « dreyfusards » et « anti-dfreyfusards », c’est-à-dire entre « républicains » et « nationalistes ». Le général Bourachot explique bien comment cette affaire, commencée par un grossier vice de forme de la part de l’état-major en diffusant un soi-disant dossier secret à base de faux, ne fut jamais tirée au clair, sinon que Dreyfus était manifestement innocent et qu’il a été manipulé on ne sait dans quel but ni réellement par qui. Toujours est-il que cette affaire déboucha sur le ministère Waldeck-Rousseau avec Galliffet, le « fusilleur » bien connu, ministre de la Guerre. C’est lui qui modifia les procédures d’avancement des officiers, notamment les généraux, par la suppression des commissions de classement et l’établissement d’une liste d’aptitude, à destination du ministre, pour qu’il y nomme les généraux. Cent vingt ans plus tard, avec deux guerres mondiales et deux changements de régime, le système est toujours pérenne. Il fonctionne bien, sauf lorsqu’il est mis entre les mains d’un ministre peu soucieux d’objectivité ou d’équité. Ce fut le cas avec André, et c’est là qu’intervint la franc-maçonnerie, puisque le cabinet d’André se servit des loges pour faire ficher les officiers et se livrer à une épuration dans le Haut Commandement, ce qui laissa une rancœur évidente au sein de l’armée. L’auteur cite cette phrase terrible du général Legrand-Girarde, alors chef de la maison particulière du président de la République : « En matière d’avancement, les trois quarts des officiers se valent. Alors, autant nommer et faire avancer nos amis. »
Quel était le poids réel de la franc-maçonnerie dans l’armée et les nominations issues des Fiches eurent-elles des répercussions, comme l’indique le colonel Rocolle sur les échecs de 1914 ? L’auteur répond aux deux questions.
S’agissant de la première, il convint de distinguer entre « poids quantitatif » et influence réelle. En poids quantitatif, c’est-à-dire des militaires initiés, le chiffre est ridiculement faible, de l’ordre de 1 500 dans une armée qui comptait plus de 35 000 officiers. Et encore, tous ces initiés étaient loin d’être tous officiers. Il pouvait s’agir de maîtres ouvriers, tailleurs ou bottiers, ou sous-officiers. Le général Gérard, commandant d’armée sous les ordres de Castelnau ! faisait exception. C’est ici, que le général Bourachot introduit la notion de « compagnon de route » : André, Sarrail ou Guillaumat pour ne citer qu’eux, n’ont jamais été initiés, mais les deux premiers ont fait preuve, tout au long de leur carrière, d’un a priori plus que favorable, en termes d’avancement, de mutations et de décorations envers leurs subordonnés acquis à leurs idées.
Quelle fut l’influence directe des « Fiches » sur les premiers engagements de la guerre et, les généraux relevés, le furent-ils du fait d’une nomination « douteuse » ? Le général Bourachot s’inscrit totalement en faux par rapport à la thèse de Rocolle. D’abord pour des raisons d’âge, les colonels nommés brigadiers entre 1901 et 1904 étaient en majeure partie en 2e section, en 1914, a fortiori les divisionnaires. Ensuite, André ayant, sous son ministère, nommé ou promu 290 brigadiers et 125 divisionnaires, compte tenu du fait qu’il n’y avait guère plus de 10 à 15 % de colonels « républicains », manifestement, les idées politiques ne rentraient pas uniquement en ligne de compte, et il lui a bien fallu – quand même – envisager les compétences professionnelles ! Alors, pourquoi cette hécatombe, en 1914 ? Tout simplement, parce que l’armée française passait du temps de paix au temps de guerre, et que tel qui brille en temps de paix, n’est pas forcément un foudre de guerre ! Il convient d’ailleurs de souligner que, en 1912 comme en 1913, les grandes manœuvres conduites par Joffre se soldaient par des mises à pied de généraux commandant de corps d’armée !
Après la guerre, qui, sur le front à défaut de l’être à la Chambre, fut réellement une période d’Union sacrée, l’entre-deux-guerres fut marquée par une diminution des tensions politico-militaires qui repartirent au moment du Front populaire et de la guerre d’Espagne. La franc-maçonnerie conserva une influence au sein de l’armée, notamment par la présence de l’inamovible général Matter à la direction de l’Infanterie qui avait ainsi la haute main sur la gestion du personnel de cette arme, encore prépondérante, puisqu’elle représentait plus du tiers des effectifs globaux de l’armée. Action relayée par Bourret, longtemps directeur de cabinet du ministre, Daladier, quant à lui, vieux compagnon de route des loges. L’auteur s’intéresse beaucoup à un réseau d’influence réel, fonctionnant autour de Matter, et des lieutenants-colonels Nachin et Mayer, réseau dont s’est servi un certain lieutenant-colonel de Gaulle pour approcher des hommes de pouvoir, notamment Paul Reynaud, pour les convaincre de la pertinence de ses thèses en matière de blindés.
Puis vint l’épisode vichyste qui, très vite, dès le mois d’août 1940 édicta des mesures restrictives pour les fonctionnaires, et donc les militaires affiliés aux loges maçonniques. En 1946, on retrouvera le même Matter d’avant-guerre présider les commissions d’épuration de l’armée, ce qui n’était peut-être pas un gage de sérénité. D’autant que le plus sûr moyen de se faire absoudre par ces commissions consistait à se faire « dédouaner » par des personnalités irrécusables. C’était la porte ouverte à toutes les compromissions. En outre, comme une loi de dégagement des cadres fut nécessaire pour répondre aux besoins réels d’encadrement de l’armée, le pas fut rapidement franchi pour confondre et amalgamer, plus sciemment que le contraire, les deux procédures.
En fait, toute cette période qui recouvre l’avant-guerre, Vichy et l’épuration est très compliquée et particulièrement confuse et constitue un enchaînement dont la logique échappe dès lors que l’on l’observe et l’analyse hors de toute objectivité, ce qui est, il faut bien le reconnaître, souvent le cas : l’effondrement complet de 1940, autant moral que militaire, est dû en partie aux erreurs et faiblesses fatales de la IIIe République, qui ont engendré, en sens inverse, celles du gouvernement de Vichy, qui ont fatalement débouché sur les excès des cours de justice et des comités d’épuration. Combien de temps – ou de générations – faudra-t-il pour que le pays sorte de cette ambiance de guerre civile larvée, et que l’armée a malheureusement connue, d’autant que les plaies ouvertes de 1945 étaient loin d’être refermées lorsqu’une seconde grave crise allait à nouveau secouer l’institution militaire lors du désengagement d’Algérie. Il n’est pas si sûr que les jeunes générations soient complètement extraites de cette logique mortifère. En revanche, c’est manifestement le cas du général Bourachot, ce qu’il démontre par la hauteur de vues dont il fait preuve tout au long de son livre. Puisse-t-il être lu, et relu par les jeunes générations… et les moins jeunes. ♦