Souvenirs d’un soldat
Souvenirs d’un soldat
À l’aube du 10 mai 1940, commençait l’offensive allemande à l’Ouest. En six semaines, la France, vainqueur incontesté de la Première Guerre mondiale et puissance alors dominante en Europe, déposa les armes. La rapidité de ce dénouement dérouta tous les observateurs internationaux. L’action décisive, de Sedan à la Manche (le « coup de faucille »), fut menée par le XIXe corps blindé allemand, dirigé par un commandant énergique, le général Heinz Guderian (1888-1954). Tombé en disgrâce en décembre 1941 après l’échec de l’offensive allemande devant Moscou, Guderian finira la guerre comme chef d’état-major général de l’armée de terre, chargé essentiellement du front de l’Est.
Ses souvenirs publiés en Allemagne en 1950 sous le titre Erinnerungen eines Soldaten (« Souvenir d’un soldat »), avaient été publiés en français en 1954 sous le titre À la tête des panzers – Souvenirs d’un soldat, mais n’avaient pas été réédités depuis 1963. Il convient donc de rendre grâce aux Éditions Perrin de les avoir rendus à nouveau accessibles au lecteur francophone.
À première lecture, l’ouvrage mêle la relation étroite de diverses opérations militaires à des réflexions stratégiques plus générales, même si l’on y trouve globalement plus de souvenirs que d’analyses stratégiques à la différence de l’approche choisie par Erich von Manstein dans Victoires perdues (Verlorene Siege) – réédité récemment en 2015 chez Perrin, Mémoires. Comme de nombreux livres de souvenirs militaires, l’ouvrage peut apparaître ainsi comme quelque peu inégal. Sa partie centrale est une relation détaillée des opérations du 2e Panzergruppe, devenue ensuite la 2e Panzerarmee, en Russie de juin à décembre 1941 qui, à cause de l’énumération de nombreux ordres de bataille et de villages biélorusses, notamment lors du passage du Dniepr en juillet, peut sembler quelque peu rébarbative. Elle conserve néanmoins toute sa valeur documentaire et on peut en tirer un certain nombre de leçons ou d’illustrations des principes de la guerre. Par contre, la première partie du livre, qui évoque le développement de l’arme blindée allemande entre les deux guerres et ses opérations en Pologne et en France, est capitale, de même que la dernière, consacrée à l’effondrement du front de l’Est en 1944-1945.
Officier de transmissions pendant le Premier Conflit mondial, le capitaine Guderian après avoir servi dans les corps francs, rejoignit à la fin de 1919 la Reichwehr de 100 000 hommes, où il fut chargé des questions de transport automobile et de motorisation de l’armée de terre. C’est précisément l’interdiction faite à l’Allemagne par le Traité de Versailles de posséder des chars qui le conduisit personnellement dans les années 1920 à s’y intéresser, ainsi qu’il le relate : « Nos ennemis tenaient donc le “tank” pour un instrument de combat si essentiel que sa possession devait nous être défendue. J’en conclus qu’il fallait étudier soigneusement l’histoire d’un tel outil et observer son évolution ultérieure. Des spéculations théoriques d’un « outsider », qu’aucune tradition n’alourdissait, il se dégagea une doctrine de l’emploi, de l’organisation et de la construction des chars et des unités blindées ; doctrine qui allait au-delà des enseignements qui prédominaient à l’étranger. En me battant avec acharnement pendant des années, je parvins à traduire mes convictions dans les faits, avant que les autres armées eussent abouti à de semblables conceptions. »
Dès 1929, Guderian réalisait ainsi qu’« au lieu de noyer les chars dans les divisions d’infanterie, il convenait de créer des divisions blindées groupant toutes les armes dont les chars auraient besoin pour mener un combat efficace ». Il était nécessaire en outre que ces autres armes (infanterie, artillerie, défense antichar) possèdent la même vitesse et la même facilité de se mouvoir en tous terrains que les chars eux-mêmes. L’idée de la Panzerdivision était née.
Les campagnes de Pologne puis de France permirent à Guderian de donner à ses idées une application opérationnelle. Le XIXe Panzerkorp, qui regroupait trois divisions blindées sur les dix que possédait le Reich, constitua alors le centre de gravité du plan Manstein. L’articulation des forces françaises faisait en effet conclure que les Français escomptaient que les Allemands exécuteraient encore une fois le plan Schlieffen de 1914 et que le gros des armées alliées tenterait de prévenir cet enveloppement en avançant à travers la Hollande et la Belgique. « De tout cela on pouvait déduire qu’un coup porté par surprise, droit au but, avec de puissants éléments blindés, par Sedan sur Amiens et la Manche, atteindrait en profondeur le flanc de l’adversaire engagé dans une avance à travers la Belgique. Contre un tel coup, il ne disposerait que de réserves insuffisantes… Une exploitation immédiate des succès initiaux permettrait de couper le gros des forces ennemies engagées en Belgique. » La mise en œuvre effective de cette idée de manœuvre constitue un bel exemple de la conduite par objectifs (Auftragstaktik) en vigueur dans l’armée allemande, ainsi que l’avoue Guderian : « Je ne reçus aucun ordre autre que celui de conquérir une tête de pont sur la Meuse. C’est de mon propre chef que je pris toutes les décisions jusqu’à l’arrivée sur le littoral près d’Abbeville. Le haut-commandement exerça surtout une influence paralysante sur mes mouvements. »
Guderian avait analysé auparavant un grand nombre d’exercices et de manœuvres de l’armée française entre les deux guerres. Il en déduisit que le commandement français n’avait qu’un principe : « Mener ses troupes de telle sorte que des décisions fondées sur des données sûres, amèneraient l’exécution de mouvements sûrs et l’adoption de mesures méthodiques d’offensive ou de défensive. » Ainsi, le commandement français, « avant de se décider à agir, s’efforçait d’obtenir une vue parfaitement clair de l’ordre de bataille et de la répartition des forces de l’ennemi ». La philosophie française de la « bataille conduite » élaborée lors de la Première Guerre mondiale était en effet encore en vigueur deux décennies plus tard. Il en résultait une incapacité à « décider dans l’incertitude » comme on l’exprimerait aujourd’hui (général Desportes), mais aussi une grande rigidité dans la conduite : « Une fois prise, la décision était menée à bien selon un plan, presque schématiquement… aussi bien dans la marche d’approche… la préparation d’artillerie et l’exécution d’une attaque que dans l’organisation d’une défense. »
Ainsi, nous explique Guderian, « le commandement allemand pouvait s’attendre avec certitude à ce que la défense de la France soit dirigée prudemment et rationnellement, en utilisant les fortifications selon la doctrine que la France avait dégagée des conclusions de la Grande Guerre : expériences de la guerre de position, valeur éminente du feu, sous-estimation du mouvement ». La solution allait de soi : ne pas s’arrêter, décider et agir plus vite que l’adversaire, et continuer à foncer vers la mer. Le 19 mai, Guderian apprend ainsi la constitution d’une armée de réserve française, commandée par le général Frère, dans la région de Paris. Cette nouvelle ne lui cause manifestement aucune inquiétude : « Nous admettions que le général Frère ne s’engagerait pas contre nous tant que nous serions nous-mêmes en mouvement. Selon les principes français, il attendrait d’être exactement renseigné sur le sort de l’adversaire. Il s’agissait donc de le maintenir dans l’incertitude. Le mieux était alors de continuer notre mouvement. »
Cette philosophie de la manœuvre (Guderian n’utilise pas le terme Blitzkrieg dans ses souvenirs), réussit d’autant mieux que l’adversaire avait dispersé ses blindés, n’ayant « pas reconnu ou voulu reconnaître l’importance du char dans la guerre de mouvement ». « Une telle volonté d’agir avec méthode, sans rien laisser au hasard » le conduisait en effet à affecter les chars aux unités d’infanterie.
À l’issue de la bataille de France, Guderian s’interroge sur ce qu’il conviendrait alors de faire au niveau stratégique pour terminer la guerre. Pour lui, en effet, l’invasion de l’Angleterre, telle qu’elle fut projetée à l’été 1940, était bâtie sur des moyens navals et aériens insuffisants et ne pouvait réussir. Il préconise dans ses mémoires une tout autre stratégie qui aurait consisté à saisir les ports français de la Méditerranée, en coopération avec les Italiens, et à prendre Malte. En faisant passer 4 à 6 divisions blindées en Afrique avant l’intervention des renforts britanniques, la situation aurait été beaucoup plus favorable pour l’Axe sur ce théâtre qu’en 1941 après la première défaite italienne. Hitler décida de choisir une autre stratégie, soit à cause de sa méfiance à l’égard des Italiens, soit plus vraisemblablement parce que « prisonnier de ses conceptions strictement continentales, il ne sut pas apprécier pleinement l’importance décisive de l’espace méditerranéen pour les Britanniques ».
Cette conception continentale conduisit au lancement de l’opération Barbarossa contre l’Union soviétique le 22 juin 1941, contre l’avis de nombreux généraux allemands, dont Guderian lui-même. Et cela même alors qu’il existait une certaine confusion au sujet des axes d’efforts et des objectifs militaires immédiats. En effet, utilisant implicitement la grille d’analyse clausewitzienne, Guderian nous explique qu’« Hitler poursuivait des buts économiques et idéologiques avant d’avoir brisé la puissance militaire de l’ennemi », ce qui le conduisait à donner « aux opérations des directions incompréhensibles du point de vue militaire ». Le détour par l’Ukraine en août 1941, ainsi que la défense à outrance de la Hongrie fin 1944, début 1945 se justifiaient effectivement par des raisons économiques (« grenier à blé » pour la première, dernière source d’approvisionnement du Reich en pétrole pour la seconde), mais conduisaient à gaspiller des forces, déjà limitées, et à affaiblir l’effort principal.
Le 11 octobre 1941 à Mtsensk, au nord-est d’Orel, les Russes engagèrent pour la première fois de nombreux chars du type T-34 qui causèrent de lourdes pertes aux chars allemands. Guderian, alors à la tête du 2e Panzergruppe (3 corps blindés à 3 ou 4 divisions chacun), en tira immédiatement les conclusions : « La supériorité matérielle dont nos chars avaient jusqu’alors disposé se retournait jusqu’à nouvel ordre en faveur de l’adversaire. Les perspectives de succès rapides et décisifs s’évanouissaient. » Cette situation nouvelle le conduisit à rédiger un rapport qui décrivait clairement les points de supériorité du T-34 sur le Panzer IV et en tirait les leçons pour la construction des prochains modèles de chars allemands.
Les opérations de la 2e armée blindée (constituée à partir du 2e Panzergruppe) autour de Toula en décembre 1941 constituent le point culminant de l’offensive allemande. Une lettre du 8 décembre, citée par l’auteur, illustre ainsi à merveille cette notion clausewitzienne de point culminant : « Nous nous trouvons devant un triste état de fait : le commandement suprême a trop tendu l’arc… Je n’aurais jamais cru qu’on pouvait en deux mois gâcher à ce point une situation si brillante. Si l’on avait pris à temps la décision de rompre et de s’installer commodément pour l’hiver sur une ligne propre à la défense, rien de dangereux ne pouvait survenir. »
Le 5 décembre 1941 Guderian avait mis fin à son offensive et s’était retiré sur une ligne plus courte. Une lettre du 10 décembre en donne les raisons : « On a considérablement sous-estimé l’adversaire, l’étendue de son pays, les embûches de son climat ; les réalités prennent maintenant leur revanche. Du moins est-il bon que le 5 décembre j’ai décroché de mon propre chef, sinon une catastrophe aurait été inévitable. »
Démis de ses fonctions par Hitler le 26 décembre 1941 devant Moscou pour avoir préconisé un repli général, Guderian connut ensuite une période de disgrâce jusqu’à sa nomination, le 1er mars 1943, au poste, créé sur mesure, d’Inspecteur général des troupes blindées. Dans ces nouvelles fonctions, il supervisa la mise au point des chars Tigre et Panther, avant de retrouver un poste opérationnel à la tête de l’OKH, l’état-major de l’armée de terre après le 20 juillet 1944.
Lors d’une conférence d’état-major du 9 mars 1943 devant Hitler, Guderian insiste sur l’importance de reconstituer toutes les divisions blindées jusqu’à leur pleine puissance de combat en renonçant pour ce faire à la mise sur pied de nouvelles formations. Il insiste aussi sur la nécessité de tenir en réserve le nouveau matériel (les chars Tigre et Panther notamment) jusqu’à ce que le moment soit venu de l’employer massivement, afin de préserver l’effet de surprise. Là encore, il n’est pas entendu.
Lors de la conférence du 4 mai 1943, Guderian se déclare opposé à l’offensive de Koursk, comme Model et Speer d’ailleurs. Sa position ferme contraste avec l’attitude hésitante de Manstein. De même à la fin de 1944, il exprime son attitude réservée au sujet de l’offensive des Ardennes, considérée comme un gaspillage de ressources militaires qui auraient été mieux employées à l’Est. En janvier 1945, il propose à de nombreuses reprises à Hitler de raccourcir le front à l’Est afin de reconstituer des réserves mobiles pour faire face à une offensive russe imminente. Il se heurte alors à une attitude inflexible du Führer qui considère toute idée de manœuvre comme une tentative de recul. Au niveau opératif, Hitler repousse ainsi les suggestions faites par ses généraux d’évacuer les Balkans, la Norvège et la Courlande, afin de reconstituer une masse de manœuvre. Cette opposition à l’égard des décisions stratégiquement aberrantes prises par le dictateur allemand suscite des altercations de plus en plus violentes entre les deux hommes.
Au niveau tactique, la rigidité du système de commandement mis en place par Hitler où tout recul sans son autorisation préalable est strictement interdit, empêche l’adoption de mesures propres à mettre en place une défense élastique.
Heinz Guderian fut limogé le 28 mars 1945, à la suite d’une ultime altercation avec Hitler. Son style de commandement agressif et sa conduite de l’avant influenceront les armées modernes (le général israélien Ariel Sharon admettra plus tard combien il lui était redevable). La réédition de ses mémoires, au-delà de leur importance en tant que document historique, nous rappelle à chaque page la permanence des grands principes stratégiques et la défaite inévitable qui suit leur violation. ♦