Le djihadisme a durablement marqué les pays méditerranéens avec une violence qui avait beaucoup séduit une jeunesse en mal d’une sensation millénariste. La fracturation du monde sunnite rend plus complexe les perspectives d’évolution tant les rivalités et les clivages divisent tous les acteurs, y compris ceux qui se réclament du djihad.
Les enjeux du jihadisme et du terrorisme en Méditerranée
The Challenges of Jihadism and Terrorism in the Mediterranean
Jihadism has long stamped its mark on Mediterranean countries, with a degree of violence that has attracted much of the youth in search of sensation for the current millennium. The break-up of the Sunni world makes establishing a vision of the future more complex, such are the rivalries and the schisms that divide the players—even those who claim jihad.
La chute de Baghouz, dernier réduit de l’État islamique, en mars 2019, a achevé l’étrange saga de ce califat jihadiste proclamé le 29 juin 2014 au début du Ramadan. Il contrôlait à son apogée, l’année suivante, un territoire de quelque 8 millions d’habitants, à cheval sur la Syrie et l’Irak dont la frontière avait été spectaculairement éradiquée ce même jour, comme l’illustra une vidéo virale sur les réseaux sociaux, par un bulldozer effaçant la ligne Sykes-Picot coloniale de 1916. La reprise de la métropole irakienne du califat, Mossoul, à l’été 2017, par une improbable coalition occidentale et chiite où les agents de la République islamique d’Iran et ceux des États-Unis se coordonnaient avec l’assentiment russe, puis la chute de sa « capitale » syrienne Raqqa, en octobre 2017, bombardée par les avions de l’Otan et de certaines pétromonarchies sunnites où l’on avait eu auparavant bien des largesses pour Daech, avaient semblé sonner le glas de ce singulier État-voyou voué à l’application intégrale de la charia et de la terreur urbi et orbi. De fait, la capacité de coordination du terrorisme depuis la dawla (« l’État », comme disaient ses partisans) s’en était trouvée significativement diminuée, par rapport à la période noire des attentats spectaculaires qui avaient ravagé l’Europe depuis la tuerie de Charlie Hebdo et du supermarché Hyper Cacher de Vincennes les 7 et 9 janvier 2015, en passant par les massacres du Bataclan, de Paris et du Stade de France le 13 novembre, jusqu’aux camions blanc et noir qui fauchèrent des foules festives à Nice le 14 juillet 2016 et à Berlin durant le marché de Noël de cette même année. Les attentats qui suivirent furent causés par des individus liés à la mouvance daechienne par les biais des réseaux sociaux et d’interconnaissance, mais leur impact politique demeura minimal en comparaison des précédents.
Pourtant, la défaite politique et militaire éclatante de « l’État islamique » avec la prise de Raqqa par les milices kurdes des Unités de protection du peuple (YPG - Yekîneyên Parastina Gel) agissant au sol, n’avait pas eu raison des derniers jusqu’au-boutistes. Par familles entières, ceux-ci se réfugièrent dans la bourgade de Baghouz, sur les rives de l’Euphrate aux confins syro-irakiens, et s’y barricadèrent jusqu’à la dernière extrémité, pour ne céder aux assauts qu’après dix-huit mois. La plupart des observateurs n’imaginaient pas une telle résilience, et moins encore que des dizaines de milliers de jihadistes aient pu se terrer dans ce territoire exigu. Le spectacle des litanies de femmes en niqab noir entourées de ribambelles d’enfants dont de nombreux petits Européens, dirigées vers les camps d’internement, les entretiens pleins de défi que certaines converties ou filles d’immigrés accordèrent à la presse, ont stupéfié une opinion publique plus réticente que jamais à autoriser leur « rapatriement » dans des Nations qu’elles veulent détruire, fût-ce au prix de procès aléatoires ou de leur incarcération dans des prisons où leur arrivée en surnombre risquait de transformer les détentions en une aire de prosélytisme massif du jihad.
Le fonctionnement « irrationnel » de ces adeptes qui n’avaient aucune chance de l’emporter dans un environnement totalement hostile a pourtant une causalité mise en lumière par le chercheur Hugo Micheron dans sa thèse Les territoires du jihad français : quartiers, prisons, Syrie, soutenue à l’École normale supérieure en juin 2019. En ayant réalisé des entretiens approfondis avec 80 jihadistes incarcérés, il a pu établir que les zélotes de Daech, convaincus d’avoir établi le royaume d’Allah sur Terre, se situaient dans une logique « post-millénariste » (contrairement à ceux d’Al-Qaïda, appartenant globalement à la génération précédente, et qui en revanche en étaient restés à œuvrer pour un califat futur). Pour eux, de ce fait, il était impensable que leur Créateur les eût abandonnés : la chute du califat représentait une mise à l’épreuve divine, mais ils seraient immanquablement sauvés d’après la virtuosité dont ils faisaient preuve par le strict respect de la Loi islamique, depuis la ségrégation des femmes jusqu’à la décapitation des apostats et infidèles, la lapidation des homosexuels ou le commerce des esclaves sexuelles yézidies. Ce salut sur Terre n’advint pas pourtant à Baghouz, mais l’endoctrinement demeure si consubstantiel aux militants que tant les femmes interviewées dans les camps d’internement que le « calife » rescapé Abou Bakr al-Baghdadi, dans une vidéo diffusée le 29 avril 2019, demeurent convaincus de l’inéluctabilité de la victoire finale. La perte du territoire concret ne signifie, pour eux, qu’un revers momentané. Car il en existe un autre, situé pour ainsi dire entre l’ici-bas dominé par le Mal et les kouffar (« impies »), et l’au-delà paradisiaque où fleuves de vin et houris aux yeux sombres s’offrent à la jouissance éternelle des martyrs : le monde virtuel – qui est le principal vecteur du prosélytisme et de la diffusion du Grand Récit de ce jihadisme « 3 G ». C’est en effet grâce aux réseaux sociaux que le terrorisme « réticulaire » de Daech a pu se diffuser « par le bas » à travers le monde à l’instar du « rhizome révolutionnaire » du philosophe gauchiste Gilles Deleuze, au contraire de son prédécesseur pyramidal et centralisé d’Al-Qaïda, qui suivait un modèle plus « léniniste », et avait besoin du média télévisuel pour rayonner « par le haut ». Après les attentats du 11 septembre 2001, qui avaient fait pénétrer Hollywood au journal de 20 heures pour produire un effet planétaire de sidération et consacrer un Grand Récit jihadiste universel transformant le nouveau millénaire du calendrier chrétien en un millénium islamiste, mais n’étaient pas parvenus à la conquête d’un territoire, la stratégie de Daech avait relié des jeunes salafistes radicalisés des banlieues populaires européennes aux cités périphériques du Maghreb et du Moyen-Orient. Créant ainsi une ubiquité jihadiste tout autour du bassin méditerranéen et établissant le terreau permettant, grâce aux voyages à bas prix en moyen-courrier, de déclencher la vague terroriste de la décennie 2010 dont les attentats de Mohamed Merah à Toulouse le 19 mars 2012 (lors du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie) ont été l’événement précurseur. L’effondrement momentané des régimes répressifs – de la Tunisie de Ben Ali à la Syrie d’Assad en passant par le Yémen d’Abdallah Saleh, l’Égypte de Moubarak et la Libye de Kadhafi – a permis la prolifération et l’armement de mouvements jihadistes qui sont passés à l’action une fois émoussée la première vague d’enthousiasme démocratique brouillon de la place Tahrir du Caire ou de ses équivalents à Tunis, Benghazi ou Sanaa.
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