La Turquie entretient une relation complexe avec la Méditerranée en raison des rivalités historiques et stratégiques qui évoluent dans une région conflictuelle. Les récentes dispositions de la politique étrangère remettent en cause des pratiques jusqu’alors en vigueur. D’où une incertitude pleine d’ambiguïté.
Dilemmes et ambitions de la Turquie en Méditerranée
Turkey’s Dilemmas and Ambitions in the Mediterranean
Turkey has a complex relationship with the Mediterranean because of historic, strategic rivalry that continues to develop in a conflict-ridden region. Recent elements of its foreign policy are calling into question previously-accepted practices. Hence uncertainty and ambiguity reign.
La Turquie entretient un rapport complexe avec la Méditerranée. Historiquement, géographiquement, économiquement ou politiquement, la dimension méditerranéenne de ce pays est indubitable. Sous l’Empire ottoman, le sultan porte le titre « d’empereur des deux mers » : la Noire (Kara Deniz), qu’il contrôle très largement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et la Blanche (Ak Deniz) où, aux XVIe et XVIIe siècles, ses possessions s’étendent des côtes de l’ex-Yougoslavie à celles de l’Algérie. Plus modeste géographiquement, la République de Turquie, issue du Traité de Lausanne en 1923, a conservé un accès à ces deux mers, en particulier à la Méditerranée et à deux de ses bassins intérieurs : la mer Égée et la mer de Marmara. Sept métropoles turques, parfois de plusieurs millions d’habitants (Tekirdag, Istanbul, Izmir, Antalya, Mersin, Adana et Antakya) sont établies, entre les rivages du Nord de la Grèce et ceux de la Syrie, sur 6 000 km de côtes turques méditerranéennes, qui accueillent des activités essentielles, portuaires, commerciales, industrielles ou touristiques. Haut lieu de villégiature avec la côte turquoise et ses célèbres stations balnéaires (Kuadasi ! Bodrum ! Marmaris), la Méditerranée revêt aussi pour la Turquie une importance stratégique, de par la présence des détroits (Bosphore et Dardanelles), du port pétrolier de Ceyhan et de la centrale nucléaire en construction d’Akkuyu.
Pourtant, le rapport de la Turquie à la Méditerranée demeure extrêmement ambigu. En dépit d’une arrivée très ancienne des peuples turcs sur les rives de la Méditerranée et du fait que ces derniers aient adopté la religion des Arabes, les sources de l’identité et de la culture turque contemporaine, marquées par des mythes, des langues et un imaginaire venus d’Asie centrale sont assez largement extra-méditerranéennes (1). Traversée par des rivalités et des conflits avec des peuples méditerranéens (Grecs, Espagnols, Vénitiens, Arabes…), l’histoire ottomane et républicaine confère à la Méditerranée un statut très particulier où elle est perçue, tantôt comme un facteur de richesse et de civilisation, tantôt comme une source de péril et de perdition (2). C’est dans les Balkans et en Asie mineure que se trouve le centre de gravité de l’Empire ottoman jusqu’aux dernières heures de son déclin, mais c’est aussi en Méditerranée orientale qu’il subit sa première grande défaite, en 1571, lors de la bataille navale de Lepante. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, bien que la victoire de Mustafa Kemal, lors de la guerre d’indépendance (1919-1922), ait préservé une présence turque importante sur la façade méditerranéenne orientale, le rapport de la Turquie à la Méditerranée ne s’est guère simplifié…
Les fondamentaux du rapport difficile de la Turquie à la Méditerranée
On a souvent souligné l’importance des règlements qui ont suivi la Première Guerre mondiale, pour la compréhension des conflits qui perdurent au Proche-Orient contemporain. La relation perturbée que la Turquie entretient aujourd’hui avec son environnement méditerranéen est l’héritage de ces règlements. Le Traité de Lausanne, qui efface le Traité de Sèvres (1920), en 1923, enlève à Athènes les terres que ce dernier lui avait attribuées en Asie mineure. Chassés en outre par les échanges de population, qui accompagnent ce nouveau règlement, les Grecs se maintiennent sur les îles de la mer Égée, qui leur sont toutes attribuées, à l’exception de Gökçeada et Bozcaada (Imbros et Tenedos, en grec). La sage convergence d’Elefthérios Venizélos et de Mustafa Kemal pacifie pour un temps, dans l’entre-deux-guerres, cette situation potentiellement explosive, en aboutissant à la signature d’un traité d’amitié (1930). Mais les règlements hasardeux qui suivent la Seconde Guerre mondiale ébranlent les équilibres péniblement établis. Durement frappée pendant ce nouveau conflit, la Grèce enlève aux Italiens, lors du traité de Paris (1947), les îles du Dodécanèse ; une solution qui ne sera jamais admise par la Turquie et qui a généré, entre les deux pays, le contentieux des îlots inhabités de Kardak (Imia, en grec). La décolonisation de Chypre achève de raviver le conflit gréco-turc en Méditerranée, bien que les deux protagonistes soient entrés entre-temps dans l’Otan.
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