La mer Rouge peut-elle devenir un « lac de paix » arabe ? (octobre 1977)
Pour ceux qui ont suivi avec passion, dans les années 1930, les aventures d’Albert Londres (Pêcheurs de perles) et d’Henry de Monfreid (Les Secrets de la mer Rouge, Le Drame éthiopien, L’Île aux perles, Trafic en mer Rouge, et bien d’autres), la mer Rouge a toujours exercé cette sorte de fascination que suscitent à la fois les mystères de la mer et la découverte de contrées hostiles. La contrebande des armes, l’acheminement de convois d’esclaves de l’Afrique vers l’Arabie, la pêche et le commerce des perles entretenaient alors dans cette région tout un trafic occulte qui attirait par là même bon nombre d’aventuriers, arabes et parfois européens, que l’administration locale pourchassait avec bien des difficultés. À cela s’ajoutaient les rivalités politiques des deux grandes puissances du moment : la France et la Grande-Bretagne.
Mais bientôt cette légende doit faire place aux réalités moins romantiques de notre temps : l’acheminement du pétrole par le canal de Suez, l’accélération des échanges commerciaux et le conflit israélo-arabe font de la mer Rouge une nouvelle zone stratégique dont le contrôle ou, à défaut, la neutralité s’avèrent d’autant plus indispensables que se situe géographiquement ici la coupure entre l’Afrique et l’Asie. Du côté de la rive africaine, le Soudan, l’Éthiopie, la Somalie, la nouvelle République de Djibouti et dans une moindre mesure l’Égypte, sont le théâtre de mutations politiques profondes et doivent faire face – pour certains – à des guérillas fort actives. De l’autre côté, les pays arabes modérés qui tirent des revenus considérables de leurs richesses pétrolières – l’Arabie saoudite, le Koweït et les Émirats arabes unis – veulent assurer la sécurité de l’acheminement du précieux liquide tout en suscitant autour de l’Arabie la formation d’un « glacis » de pays amis. Aussi, après avoir assuré tant bien que mal la sécurité du Golfe, la « Sainte Alliance arabe modérée » entend-elle, sous la direction de l’Arabie saoudite, réussir à faire de la mer Rouge « un lac de paix » arabe. Pour ce faire elle engage aujourd’hui un combat diplomatique et économique d’envergure afin de s’allier, sur les deux rives de cette mer convoitée, le plus grand nombre d’États. Les moyens employés sont à la mesure de l’entreprise, c’est-à-dire immenses, et les grandes puissances suivent avec la plus grande attention la lutte qui se déroule.
Anciens et nouveaux intérêts de la mer Rouge
Inauguré le 17 novembre 1869, après dix ans de travaux, le canal de Suez, nationalisé le 26 juillet 1956, relie la Méditerranée à l’océan Indien et fait de la mer Rouge une voie d’eau essentielle puisqu’en 1966 – avant sa fermeture – le trafic représente, avec 241 893 000 tonnes, 13 % du trafic mondial. Dans ce tonnage sont compris les 176 millions de tonnes de pétrole chargées à l’époque dans le Golfe et qui transitent par le canal, soit 36 % de la production du Golfe. En distance, par rapport au trajet par le Cap de Bonne-Espérance, le gain est considérable puisqu’il atteint 42 % et 28 % entre Koweït et Baltimore. Par suite de la guerre de juin 1967, de la guerre d’usure (1969-1970) et de celle d’octobre (1973), les obstacles à la navigation qui se sont accumulés entraînent la fermeture du canal jusqu’au 5 juin 1975. Cependant, les dégâts sur les berges, un ensablement consécutif à un arrêt du dragage pendant huit ans et la reconstruction des différentes gares maritimes qui se poursuit aujourd’hui ne permettent pas de retrouver d’emblée le rythme de passage de 1966 : à cette époque 58,2 navires par jour contre 43,7 en mars 1976. D’autre part, voie d’eau principalement pétrolière avant sa fermeture, le canal est devenu, après sa réouverture, une voie marchande. Les pétroliers modernes ont en effet un tonnage supérieur à 200 000 DWT. Le doublement des droits de péage pour le canal et le marché des frets caractérisé par une capacité de transport excédentaire jouent enfin en défaveur de Suez. Aussi les autorités égyptiennes prévoient-elles que seulement 40 % des marchandises transitant par le canal seront constituées de pétrole brut contre 75 % avant la fermeture.
Forces en présence sur la côte africaine
Pays |
Superficie |
Population |
Armée |
Chars |
Avions |
Navires |
SOUDAN |
2 505 813 |
18 200 000 |
52 600 |
146 |
50 |
19 |
ÉTHIOPIE |
1 221 900 |
28 620 000 |
47 000 |
160 |
36 |
12 |
SOMALIE |
637 657 |
3 250 000 |
25 000 |
250 |
66 |
8 |
DJIBOUTI |
23 000 |
210 000 |
3 000 + 5 000 (F) |
1 esc. |
12 (F) |
4 (F) |
Nota - Il convient de noter la présence de quelques milliers de conseillers soviétiques en Éthiopie et en Somalie.
Malgré ce tableau qui peut paraître pessimiste quant à l’avenir de cette voie d’eau internationale, plusieurs projets sont étudiés ou en voie de réalisation pour en conserver, voire en développer le trafic. Le premier de ceux-ci, qui avait été interrompu par la guerre de juin 1967, a pour but de procéder à l’élargissement et à l’approfondissement du canal, permettant ainsi le passage dès 1978 de navires de 150 000 tonnes. La fin de ces travaux qui ont commencé en août 1977 et auxquels des entreprises françaises sont associées est prévue pour 1983. À cette date ce sont des bateaux de 250 000 tonnes qui pourront emprunter la voie d’eau. Un autre projet, également important sur le plan stratégique, est celui de l’oléoduc Sumed (Suez-Méditerranée). Long de 336 km, il reliera Ain el-Sukhna au sud de Suez à Sidi Crid à l’ouest d’Alexandrie et aura une capacité de 40 millions de tonnes/an, pouvant être portée à 80 millions dans sa phase finale. À cela il faut ajouter la création de zones franches industrielles et l’implantation d’industries pétrolières, pétrochimiques et minérales. Un dernier projet dont on avait beaucoup parlé il y a quelques années intéresse Israël : il s’agit du percement d’un second canal reliant la mer Rouge à la Méditerranée en partant du golfe d’Akaba pour rejoindre le port israélien d’Ashdod. Malgré les énormes difficultés techniques dues au franchissement d’une chaîne de montagnes, ce canal est théoriquement réalisable mais paraît hors de question politiquement dans la conjoncture actuelle.
Si le canal de Suez reste indispensable à l’essor économique de la mer Rouge et semble une condition essentielle pour le maintien de l’importance stratégique de celle-ci, les ports qui se sont installés au fil des années sur ses deux rives contribuent eux aussi largement au développement de la région. Akaba dessert non seulement la Jordanie mais est également utilisé par l’Irak, ce qui décharge d’autant ses installations du Golfe. Eilat est essentiel pour Israël tant du point de vue économique que dans le cadre du conflit qui l’oppose aux pays arabes, Djeddah et Yanbo pour l’Arabie saoudite, Hodeida, Mocha, Salif pour la République arabe du Yémen, Massawa pour l’Éthiopie, et bien sûr Djibouti comme Port-Soudan sont autant de places par lesquelles s’opèrent les échanges commerciaux. La fermeture temporaire du canal a réduit en son temps le trafic portuaire mais depuis deux ans s’est opéré un regain d’activités, principalement sur la côte arabe, dû à l’accroissement considérable des importations des pays pétroliers. Aujourd’hui l’encombrement de certains de ces ports est tel que plusieurs milliards de dollars doivent être consacrés à la construction de nouveaux ports et à l’extension de ceux déjà en service.
Zone de communications, la mer Rouge pourrait également se révéler contenir de riches gisements miniers. Ainsi la Commission de la mer Rouge qui regroupe des intérêts saoudiens et soudanais a-t-elle fait entreprendre des recherches pour un montant de 30 millions de francs en vue de l’exploitation des boues métallifères détectées depuis une vingtaine d’années dans plusieurs fosses profondes et qui contiennent de notables quantités de manganèse, de fer, de zinc, de cuivre et d’argent. On évalue à 100 millions de tonnes de métaux le contenu de la fosse de l’Atlantis II (1).
Tenue jusqu’à maintenant pratiquement à l’écart du conflit israélo-arabe, si l’on excepte bien sûr la zone du canal de Suez et la pointe septentrionale du Sinaï, la mer Rouge serait, de l’avis de plusieurs experts militaires israéliens, appelée à devenir un théâtre d’opérations décisif en cas de nouvelle guerre. En effet, la fermeture du détroit de Bab el-Mandeb demeure un danger pour Israël et l’énorme potentiel militaire qu’acquiert depuis quelques années l’Arabie saoudite lui permet d’envisager de s’engager directement dans un tel affrontement. L’armée israélienne entretient en mer Rouge, à partir de sa base de Sharm el-Cheikh, une flotte de vedettes lance-missiles « Reshef » pour défendre les approches d’Eilat et capables de patrouiller l’ensemble de la mer jusqu’au voisinage du détroit de Bab el-Mandeb. Avec les F-15 Eagle, qui ont un rayon d’action et un tonnage élevés, les Israéliens sont ainsi en mesure d’attaquer partout en mer Rouge. Le journal Jerusalem Post donnait, le 25 mars 1977, un avertissement confirmant cette possibilité : « La véritable garantie de la présence d’Israël en mer Rouge demeure la base de Sharm el-Cheikh. En nous y maintenant, nous contrôlons l’accès du golfe de Suez et celui de la mer Rouge. Si les Arabes tentent d’intervenir contre notre marine marchande en mer Rouge, ils risquent des mesures de représailles et ils savent fort bien qu’ils ne sont pas hors de notre portée. » Depuis quelques semaines, la défense antiaérienne saoudienne a décelé au-dessus de son territoire des incursions israéliennes à haute altitude. Ainsi pour parer à ces menaces l’Arabie saoudite a entrepris de renforcer son aviation de chasse et de se constituer une flotte de guerre dont on peut être assuré qu’elle n’opérera pas uniquement dans le Golfe.
André Fontaine (2) écrivait récemment : « Aucune puissance ne peut demeurer indifférente lorsqu’il s’agit de savoir qui contrôlera l’accès à la mer Rouge, artère principale (3) du trafic du pétrole à l’usage de l’Occident, poumon de la Jordanie et d’Israël, chenal essentiel à la mobilité des flottes des grandes puissances. » Les tournées africaines de Fidel Castro et de Nicolaï Podgorny en mars dernier sur la côte orientale de l’Afrique et les multiples allers et retours effectués à cette occasion par le premier secrétaire du PC cubain entre Addis-Abeba et Mogadiscio ont amplement prouvé l’intérêt porté à cette zone par les Soviétiques. Désormais il semble bien qu’une course décisive soit engagée sous l’œil attentif de la Chine par le camp occidental, dont l’Arabie saoudite se trouve être sur place le représentant, pour déloger ici une présence soviéto-cubaine dont la République démocratique du Yémen, la Somalie puis maintenant l’Éthiopie sont les bénéficiaires. L’enjeu stratégique est de taille puisqu’il touche à la fois la mer Rouge, la péninsule Arabique, la Corne orientale de l’Afrique et donc l’océan Indien.
Incertitude et rebellions sur la rive africaine
La côte arabe de la mer Rouge a été, il y a quelques années, le cadre de plusieurs affrontements qui ont, soit précédé l’indépendance des Yémen, soit mis aux prises ces deux pays en entraînant une intervention de l’Égypte et de l’Arabie saoudite. Aujourd’hui c’est au tour de la côte africaine de connaître certaines incertitudes sur le plan politique et une extension des rébellions sécessionnistes dont l’origine est déjà lointaine.
Lorsqu’en octobre 1970 le président Sadate succède à Nasser, il entend d’abord assurer le règlement du conflit israélo-arabe. La guerre d’octobre 1973 et les succès enregistrés sur le front occidental permettent à l’Égypte de conclure avec Israël les accords de dégagement de janvier 1974 et septembre 1975. Le Président égyptien, qui a renvoyé en 1972 les conseillers militaires soviétiques et dénoncé en mars 1976 le traité d’amitié et de coopération qui liait l’Égypte à l’Union soviétique, veut engager son pays dans la voie de la reconstruction et de la restauration de l’économie. Pour cela il opère un rapprochement avec les États-Unis et recherche des financements en Europe et auprès des riches pays arabes pétroliers. Mais ce renversement des alliances, les besoins énormes d’une population de près de 40 millions d’habitants et le maintien en condition d’une armée de 350 000 hommes ne sont pas sans poser des problèmes et susciter une agitation largement exploitée par les forces progressistes ou des groupes musulmans intégristes restés très actifs. La libéralisation amorcée par le président Sadate sur le plan politique ne suffit plus à contenir un mécontentement populaire qui découle d’une situation économique à bien des égards préoccupante. Aux difficultés intérieures s’ajoutent les menaces – aux yeux du Caire – d’une Libye soumise à la politique parfois imprévisible du colonel Khadafi. Le 22 juillet 1977, la querelle qui se limitait jusque-là à quelques outrances verbales et à des escarmouches le long des frontières prend un tour plus inquiétant puisque les armées des deux pays en viennent aux mains. Les interventions des présidents Arafat et Boumediène et la réaction nationaliste du peuple libyen – probablement sous-estimée par l’état-major égyptien – ont eu pour résultat de mettre un terme aux affrontements qui sont d’ailleurs susceptibles de reprendre au premier prétexte. Mais l’incertitude dans laquelle se trouve le président Sadate d’obtenir des États-Unis, de l’Europe et surtout de l’Arabie saoudite une aide politique et financière aussi importante qu’il le souhaiterait et la certitude qu’il ne peut désormais rien attendre dans l’immédiat de l’URSS affaiblissent quelque peu la position de l’Égypte au sein du monde arabe.
Plus au Sud, le Soudan poursuit sous l’autorité du général Gaafar el-Numeiry le difficile chemin vers l’unité du pays. Divisé entre le Nord arabo-musulman et le Sud noir et chrétien réticent pour s’intégrer au sein de l’ensemble islamique arabophone voulu par Khartoum, le Soudan se relève à peine d’une guerre de sécession qui a duré plus de dix-sept ans. Le coup d’État procommuniste de 1971, en provoquant une sévère répression à rencontre des communistes soudanais, entraîne une rapide détérioration des relations entre le Soudan et l’Union soviétique. L’expulsion des derniers conseillers soviétiques et la réduction des effectifs de l’ambassade d’URSS imposée par le Président soudanais ont mis un terme aujourd’hui à l’aide de ce pays qui s’était traduite par l’envoi massif d’armement. En même temps, le climat déjà tendu avec la Libye et avec l’Éthiopie ne cesse de se dégrader. Le général Numeiry, qui a dû faire face depuis son accession au pouvoir en 1969 à une longue série de complots et de coups d’État, s’il semble avoir maîtrisé les forces de gauche, doit encore compter avec les musulmans intégristes – la puissante secte des Ansars – regroupés au sein du parti Oumma de M. Sadek el-Madhi, à l’égard desquels il multiplie les gestes d’apaisement : l’annonce d’une amnistie générale afin de « restaurer l’unité nationale » et la libération de près de 900 prisonniers politiques. Sur le plan intérieur la situation n’est pourtant pas totalement éclaircie.
En septembre 1974, un putsch militaire en Éthiopie met fin au règne de l’empereur Hailé Sélassié. Depuis, l’ancien empire abyssin devenu république socialiste a connu des soubresauts successifs dont le dernier en date, le 4 février 1977, a porté au pouvoir le lieutenant-colonel Mengistu Hailé Mariam devenu l’homme fort du régime. Déjà divisé entre le Derg (comité militaire) et le POMOA (bureau politique) composé de civils du parti Meison, le régime doit lutter en plus contre les mouvements sécessionnistes qui, de l’Érythrée à l’Ogaden, contrôlent une bonne partie du pays. La province de l’Érythrée, fédérée à l’Éthiopie par l’ONU en 1952 et annexée par l’empereur dix ans plus tard, est revendiquée par trois mouvements nationalistes (4). Le Front de libération de l’Érythrée (FLE), dit Conseil révolutionnaire, en majorité musulman, formé d’environ 12 000 combattants, tient l’Ouest du pays et bénéficie du soutien saoudien et irakien. Le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), à l’origine dominé par les chrétiens, est plus structuré et organisé. Fort de 10 000 hommes, il est installé sur les hauts plateaux et, en force, dans la province du Sahel. Il trouve un appui extérieur et limité auprès de la Syrie, du Yémen du Sud et de la Somalie. Enfin les Forces populaires de libération de l’Érythrée (FLE-FPLE) de M. Osman Sabbé Saleh gardent pour l’instant des effectifs armés réduits de l’ordre de 2 000 hommes, recrutés parmi les réfugiés au Soudan et implantés dans la province de Barka et autour d’Asmara. Les moyens financiers sont fournis par l’Arabie saoudite et le Soudan. Les oppositions tribales et religieuses freinent l’union de ces trois mouvements bien plus que les apparentes distinctions d’ordre idéologique. D’un autre côté, la province de l’Ogaden, que la Somalie n’a pas perdu l’espoir de retrouver un jour et qui est peuplée essentiellement de Somalis, est le théâtre d’une dissidence dirigée par le Front de libération de la Somalie occidentale (FLSO) soutenu par les autorités de Mogadiscio. Enfin, il faut encore mentionner les deux mouvements d’opposition éthiopiens, le Parti révolutionnaire du peuple éthiopien (PRPE) de tendance gauchiste, opérant dans les villes, et l’Union démocratique éthiopienne (UDE) dirigée par le général Lyassu Mengesha. Implanté dans les provinces de Gondar, du Tigre et du Godjam, ce dernier rassemble dans un « front antimarxiste » les anciens notables terriens de l’empire déchu et quelques militaires hostiles au Derg. Considérablement affaibli par cette guérilla endémique et une opposition active, l’Éthiopie révolutionnaire, après s’être séparée des États-Unis qui avaient maintenu leur aide malgré le renversement de l’empereur Haïlé Sélassié, se tourne maintenant vers l’URSS dont elle attend une aide conséquente en armement et en conseillers de façon à faire front à ces différents courants hostiles.
Indépendante depuis le 27 juin 1977, la jeune République de Djibouti a accédé à la souveraineté internationale dans le calme. Pourtant ses deux puissants voisins n’ont pas renoncé à leurs visées annexionnistes et se surveillent attentivement afin de ne pas se trouver, l’un ou l’autre, pris de vitesse le moment venu. La signature de sept accords de coopération avec la France dont un « protocole militaire provisoire » qui maintient un contingent de 5 000 hommes et l’intérêt manifesté par l’Arabie saoudite au nouvel État devraient dans l’immédiat limiter ces ambitions. Mais les antagonismes entre la minorité afar, restée longtemps au pouvoir, et la majorité Somalie qui a conduit l’indépendance laissent planer quelques incertitudes.
Enfin la Somalie, au débouché de la mer Rouge et qui tient la corne orientale de l’Afrique, alliée de l’URSS depuis dix-sept ans, vit sous la direction du président Syaad Barré une expérience socialiste originale dont les résultats sur le plan économique sont encourageants. Possédant grâce aux conseillers militaires soviétiques une des armées les mieux équipées de l’Afrique, la Somalie ne désespère pas de reconstituer le moment venu, sous son égide, la « Grande Somalie » par la récupération de l’Ogaden, de Djibouti et des territoires Nord du Kenya. En décidant de prendre ses distances vis-à-vis de l’Union soviétique depuis que celle-ci apporte son soutien à l’Éthiopie, le président Barré est enclin à rechercher une ouverture dans une autre direction.
Telle se présente aujourd’hui cette côte africaine de la mer Rouge en pleine mutation et dont l’instabilité laisse le champ libre aux expériences les plus tentantes. C’est le moment qu’ont attendu les pays arabes modérés du Golfe pour pousser plus avant leurs avantages et tenter de faire de la mer Rouge « un lac de paix arabe ».
La Sainte Alliance arabe modérée en action
Malgré l’échec relatif de la Conférence de sécurité du Golfe tenue à Mascate en novembre 1976 (5), l’Arabie saoudite poursuit en direction de la mer Rouge son offensive diplomatique pour étendre l’influence du camp arabe conservateur. Le roi Khaled est encouragé par l’Émirat du Koweït qui réclame « l’institution d’un système défensif interarabe pour neutraliser les menaces israéliennes en mer Rouge » et par la Fédération des Émirats arabes unis.
Les objectifs de la Sainte Alliance arabe se dégagent clairement des diverses rencontres au sommet qui ont lieu au début de l’année 1977 et qui aboutissent à la signature de traités ou d’accords secrets. Ainsi le 28 février, le Soudan adhère au « Commandement politique unifié égypto-syrien » institué le 21 décembre 1976. Déjà le traité égypto-soudanais, signé le 15 janvier au Caire, stipule que la lutte contre la subversion implique la solidarité des régimes arabes modérés face « à l’axe de terreur » Addis-Abeba - Tripoli - Moscou. C’est à cette époque qu’est lancé le slogan : « La mer Rouge est un lac arabe. » Les experts militaires égyptiens, soudanais, saoudiens et nord-yéménites se rencontrent à Djeddah et l’état-major commun soudano-égyptien « examine la coopération entre les deux armées en ce qui concerne la sécurité en mer Rouge ». Enfin pour la première fois depuis la réouverture du canal de Suez, des manœuvres navales égyptiennes ont lieu qui mettent en œuvre des moyens jusque vers la corne orientale de l’Afrique.
Le 22 mars 1977, la conférence de Taez (la deuxième ville du Yémen du Nord) réunit les chefs d’État de quatre pays arabes limitrophes de la mer Rouge : le Soudan, la Somalie, la République arabe du Yémen et la République démocratique du Yémen. L’absence de l’Arabie saoudite ne l’a pas empêchée de tenir dans les coulisses le premier rôle. Un comité formé lors de cette réunion est chargé de convoquer un Sommet des États riverains de la mer Rouge. Le communiqué final du 23 mars demande par ailleurs « que la mer Rouge devienne une zone de paix et qu’une coopération s’instaure entre tous les États de la région », la délégation du Yémen du Nord insistant sur « le caractère exclusivement arabe de la mer Rouge ». Le ton est donné et l’on constate rapidement les premiers effets de cette offensive.
Le Yémen du Sud reçoit en avril la visite du prince Saoud al-Fayçal, le chef de la diplomatie saoudienne, qui propose une aide économique et financière et œuvre pour la réunion des deux Yémen. En juillet, c’est au tour du Premier ministre d’Aden de se rendre au Koweït pour « s’entretenir de la situation dans la péninsule Arabique et en mer Rouge et solliciter un concours financier et technique pour le développement économique du Yémen ». Cependant, les dirigeants sud-yéménites, fidèles au marxisme-léninisme, qui ont gardé leurs liens privilégiés avec les pays de l’Est et apportent leur appui au régime du lieutenant-colonel Mengistu Haïlé Mariam, ne sont pas tentés de rompre définitivement avec leurs alliés. C’est pour cette raison que l’Arabie saoudite, tout en accordant, comme le Koweït, une aide financière, croit davantage à un ralliement par la réunification du Nord et du Sud telle qu’elle est d’ailleurs prévue par la constitution des deux pays.
Au lendemain de la conférence de Taez à laquelle on estimait jusqu’au dernier moment improbable la venue du président Syaad Barré, la Somalie reçoit la visite du prince Saoud, les 5 et 6 avril, pour l’inauguration de la mosquée de Mogadiscio offerte par l’Arabie saoudite. On évoque à cette occasion une possible contribution financière au développement de l’économie somalienne. Le 14 juillet 1977, après avoir effectué une tournée des Émirats le 6, le général Barré achève une visite officielle à Djeddah : « les traditionnelles et profondes relations d’amitié qui existent de longue date entre les deux pays » sont célébrées et une aide économique et militaire d’un montant de 1,7 milliard de francs semble acquise à la Somalie. L’annonce, démentie depuis par les autorités somaliennes, du départ de 6 000 conseillers militaires soviétiques et cubains pourrait indiquer un refroidissement des relations de la Somalie avec son puissant allié auquel la lie depuis juillet 1974 un traité d’amitié, complété encore au mois d’août par un accord de coopération technique et économique. Il est pourtant difficile à Mogadiscio de rompre brutalement avec Moscou dans la mesure où l’armée somalienne – qui doit être maintenue sur pied de guerre face à une Éthiopie hostile – reste tributaire des fournitures sinon de l’encadrement soviétiques, et la réalisation de plusieurs grands projets économiques se trouve également dépendante de l’aide financière et technique consentie par le bloc socialiste. Seule l’amertume provoquée par la politique pratiquée à l’égard de l’Éthiopie par l’URSS pourrait pousser le général Syaad Barré à cette extrémité.
Mais un échec enregistré par le régime éthiopien dans la campagne qu’il a entreprise avec le soutien soviétique pour enrayer la poussée des rébellions qui se développent ici et là en Éthiopie pèserait d’un grand poids dans la décision prise dans le sens d’une rupture.
En recherchant auprès des dirigeants soviétiques les moyens de sortir son pays de l’isolement et de rétablir sur l’ensemble du territoire une autorité pour le moins contestée, le lieutenant-colonel Mengistu Hailé Mariam ne fait que renforcer à son égard l’hostilité du bloc conservateur arabe. Depuis la mi-juin les 10 000 hommes de la 7e division, sur les 50 000 que compte l’armée éthiopienne, renforcée par les milices spécialement levées et entraînées (6) à cet effet, sont engagés dans les provinces du Nord pour mater les guérillas des divers fronts de libération de l’Érythrée et les maquis de l’EDU. Appuyées par l’artillerie et l’aviation, ces forces tentent difficilement de dégager les garnisons assiégées et de couper les rebelles de leurs bases du Soudan. Mais les maquisards semblent capables de maintenir, voire de renforcer leurs positions. Il est vrai que le soutien logistique de l’Arabie saoudite et du Soudan ne leur est guère mesuré. L’enjeu est gros autant pour l’Éthiopie que pour les Arabes puisque l’Érythrée est le seul débouché du pays sur la mer Rouge. Privé de celui-ci, l’Éthiopie ne pourrait compter que sur Djibouti et sur sa ligne de chemin de fer dont on a pu mesurer la vulnérabilité après les sabotages dont elle a été l’objet. Une Érythrée indépendante et de surcroît arabe ne pourrait que renforcer le caractère exclusivement arabe que recherche la Sainte Alliance modérée pour la mer Rouge. Le Derg, s’il réussit à venir à bout de la dissidence érythréenne, ne le fera qu’au prix d’une escalade militaire sanglante dont les populations, farouchement nationalistes, seront nécessairement les victimes. Mais, depuis le 26 juillet, c’est dans la province de l’Ogaden que la situation militaire reste la plus préoccupante pour le Derg : les succès enregistrés par le FLSO, dont il semble acquis qu’une aide directe lui est fournie par la Somalie, l’échec de la Commission de médiation de l’OUA à Libreville au début du mois d’août et les promesses de livraisons d’armes faites à Mogadiscio par la Grande-Bretagne et les États-Unis, ne sont pas des facteurs encourageants pour le lieutenant-colonel Mengistu Hailé Mariam. Aussi, l’échec vers lequel semble s’acheminer l’état-major éthiopien dans ses tentatives pour reprendre le contrôle des provinces dissidentes risque de remettre en question à plus ou moins long terme la légitimité du Derg et accentuera le recul de l’Union soviétique dans cette partie de l’Afrique.
À l’occasion de sa visite officielle en France le 16 mai 1977, le général Gaafar el Numeiry déclare à la presse (7) : « Notre but général est de coordonner et d’harmoniser les politiques arabe et africaine de façon à assurer la paix et la sécurité dans toute la région… Notre action en mer Rouge a les mêmes objectifs : paix et sécurité. Nous souhaitons faire sortir cette région des zones d’influence des grandes puissances dont nous avons pu observer l’action néfaste… Nous déclarons solennellement que nous sommes aux côtés de la cause érythréenne… La Libye est totalement isolée, et Khadafi, qui se voulait le chef du nationalisme arabe, est devenu un facteur de division ». Très intéressé par la fourniture d’armements français destinés à remplacer le matériel soviétique de son armée, le Président soudanais s’est tourné résolument vers Ryad qui depuis 1971 a fait passer ses crédits de 4 millions de dollars à 226 millions. Les projets de développement économique dans le Sud du pays – comme le canal de Jonglei – en ouvrant à l’exploitation agricole des plaines immenses, ont pour objectif de faire du Soudan le premier « grenier à grains » et fournisseur en viande du Proche-Orient. Mais cet essor économique risque d’être remis en question par une reprise toujours possible des hostilités dans le Sud, l’Éthiopie ne cachant pas son intention de profiter de la présence sur son territoire de milliers d’irrédentistes soudanais. De son côté, le Soudan abrite le long de ses frontières les bases arrière des mouvements érythréens et de l’EDU. Une menace peut également provenir de la Libye dans la mesure où le Soudan prend fait et cause pour l’Égypte dans le différend égypto-libyen.
Le président Sadate, qui ne ménage pas son soutien au Soudan et dénonce régulièrement la pénétration soviétique en Libye et en Éthiopie, entend défendre le bien le plus précieux de l’Égypte : le Nil. L’une des sources du fleuve (le Nil Bleu) qui apporte les limons fertilisants se trouve en Éthiopie. L’autre (le Nil Blanc) est située dans la région des grands lacs aux confins du Zaïre, de l’Ouganda et du Soudan. Aussi l’intérêt manifesté à l’évolution de la situation de ces pays apparaît-il comme légitime. D’autre part, la présence probable de quelques experts israéliens au sein des unités d’élite éthiopiennes et les facilités qui seraient accordées par l’Éthiopie à Israël sur les îlots Fatma, Halib et Dahlak, incitent le Raïs à ne pas ménager le Derg. L’annonce au Caire, le 16 juillet, par le président Sadate que l’Arabie saoudite « pourvoirait à tous les besoins nécessaires à la promotion de nos forces armées, sans que nous ayons à payer quoi que ce soit, pendant les cinq années à venir », donne la mesure de l’effort saoudien pour resserrer son système d’alliances. Il n’est jusqu’à la fragile Jordanie – par ailleurs engagée dans un processus d’union avec la Syrie – qui n’obtienne que sa défense antiaérienne à base de fusées Hawk soit financée par Ryad.
* * *
Ainsi, prenant le relais des États-Unis, dont la prudence se justifierait, selon un diplomate américain (8), par le fait que « ce qui se passe ici n’est pas véritablement une confrontation entre l’URSS et l’Amérique, mais entre l’URSS et les Arabes » – les Américains étant toutefois bien décidés à exploiter les erreurs de la diplomatie soviétique dans la corne orientale de l’Afrique – la Sainte Alliance modérée, sous la conduite de l’Arabie saoudite, manœuvre avec habileté en disposant d’atouts sérieux pour s’assurer la maîtrise de la mer Rouge. La gravité des combats qui se déroulent en Éthiopie, comme les multiples contacts diplomatiques qui sont pris dans les grandes capitales ou les déclarations et avertissements qui sont lancés ici et là attestent qu’une fois de plus l’Est et l’Ouest se trouvent engagés, avec leurs amis ou leurs « clients », dans un nouvel affrontement. Mais si, pour les pays arabes, l’objectif qu’ils se sont donné de faire de la mer Rouge « un lac arabe » garde quelque chance d’être atteint, le souhait qu’elle devienne un « lac de paix » semble encore loin de se voir réalisé. ♦
(1) Du nom du bâtiment océanographique américain qui l’a découverte.
(2) Le Monde du 24 mars 1977 : « L’Afrique, champ de bataille ».
(3) En fait 10 % seulement du trafic pétrolier à destination de l’Europe transitent par Bab el-Mandeb.
(4) On pourra se reporter utilement aux nombreux articles de Jean-Claude Guillebaud et Gérard Chaliand parus dans Le Monde et Le Monde diplomatique.
(5) Philippe Rondot : « La compétition pour la maîtrise du Golfe », Revue Défense Nationale, juillet 1977.
(6) On cite le chiffre de 300 000 hommes.
(7) Le Monde du 19 mai 1977.
(8) Cité par Jean-Claude Guillebaud : « Orages sur la mer Rouge », Le Monde du 22 juin 1977.