La fragmentation du monde
La fragmentation du monde
Thierry Garcin, auteur d’une dizaine de livres et autant de contributions à des ouvrages collectifs, a fait paraître cet ouvrage avec un sous-titre, « La puissance dans les relations internationales ». La valeur particulière de cette réflexion tient à la personnalité de l’auteur, à la fois journaliste et politologue. Il a animé avec talent et durant trente-trois années sur France culture l’émission « Les enjeux internationaux » dont il en a fait une référence pour quiconque s’intéresse aux affaires du monde. Mais il n’est pas « seulement » journaliste, il est aussi politologue, docteur en science politique et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches, la fameuse « HDR » qui lui permet d’encadrer des étudiants en doctorat. Il a enseigné à l’Institut d’étude politique de Paris (Sciences Po), il est professeur invité à la Sorbonne Université Abu Dhabi et maître de conférences à HEC.
Il a structuré sa réflexion en trois parties : « L’évolution de la notion de puissance », « Les enjeux majeurs contemporains », « Les grands défis ». Il considère que le terrain des relations internationales est instable et que les politiques étrangères des grandes puissances se caractérisent par l’irrationalité et l’improvisation. Il fait le constat que le monde « est bien peu multipolaire » et la plupart des convulsions sont internes. Il observe que les grandes puissances, celles qui détiennent un droit de veto à l’ONU, violent le droit alors qu’elles le produisent et qu’elles sont censées être garantes de son respect. Il s’attache donc à identifier et à évaluer les nouvelles formes de puissance dans les relations internationales.
La méthode qu’il a utilisée combine l’exposé des données générales, les grands aperçus historiques, l’approche thématique et l’approche chronologique, ce qui permet d’obtenir une radiographie des relations internationales d’une rare pertinence. L’exigence de rigueur qui le guide consiste aussi, en amont, à toujours définir les mots, les notions, les concepts, en utilisant un vocabulaire aussi simple que précis, sans jamais tomber ni dans le simplisme, ni dans le jargon.
Rarement la notion de puissance et sa traduction dans la réalité n’ont fait l’objet d’une analyse d’une telle qualité. Il consacre des développements à l’évolution de la notion de puissance en faisant, notamment, la différence entre puissance et pouvoir. Il accorde une place importante aux facteurs classiques de la puissance, ainsi qu’aux énergies dont il dit qu’elles sont au centre des relations internationales. De même, il met à la place qui lui revient la géopolitique en présentant et en analysant les apports de ceux qu’il présente comme les « figures tutélaires » de la géopolitique : Friedrich Ratzel, Rudolf Kjellén, Alfred T. Mahan, Halford John Mackinder, Raoul Castex, sans oublier les géopoliticiens contemporains, Henry Kissinger, Samuel Huntington, Francis Fukuyama…
Les leçons qu’il retient de cette recherche historique lui font dire que la puissance n’est jamais donnée ni globale, elle est un « processus aléatoire, réversible et incomplet ».
Il étudie également le « renouvellement » de la notion de puissance en évoquant le rôle des techniques, celles-ci pouvant transformer les équilibres de puissance. Il note que les sociétés se transforment aussi par les sciences et la technique.
Il s’interroge sur l’ONU et son « ancêtre » la SDN, ce qui l’amène à étudier les nouveaux rapports de force qui comprennent aussi les actions des ONG, la politique des sanctions, ainsi que la « responsabilité de protéger ». Les pays émergents font partie de la réalité internationale. En « conclusion partielle », il rappelle qu’à partir de 1945 l’arme nucléaire a bouleversé les rapports de force. Les événements de 1989, chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’URSS, ont été des facteurs essentiels de la reconfiguration du continent européen.
Il se penche sur les notions « hard power » et « soft power », de « puissance économique » et « puissance spirituelle », en accordant de l’importance à la démographie, à l’influence de la société civile, aux « groupes d’influence ». Il note que l’essor exponentiel des individus organisés en associations, en ONG, en groupes de pression, « réduit mécaniquement la marge de manœuvre du pouvoir politique ».
Une autre « conclusion partielle » lui permet de mettre en relief une vérité : la supériorité militaire n’est pas un gage de succès politique, mais l’accès à l’arme nucléaire confère à son détenteur une « autorité et des responsabilités inhérentes à la nature même de l’arme ».
L’un des aspects de la réalité du monde aujourd’hui serait, selon Thierry Garcin, le « déficit de puissance ». Les États-Unis sont durablement affaiblis, le projet fédéral de l’Union européenne a échoué, la Chine est devenue une superpuissance économique, mais elle n’occupe pas une place déterminante sur la scène internationale. Il en tire une analyse : « depuis la chute du mur de Berlin, à la crise économique mondiale, en passant par le 11 septembre 2001 et le radicalisme islamiste, les relations internationales subissent de plus en plus de ruptures et de hiatus ». Les temps actuels sont au désordre.
Le livre de Thierry Garcin n’est pas de ceux qu’on lit une fois et que l’on ferme pour toujours. Il est une œuvre de référence aussi bien pour des chercheurs « seniors » que pour des étudiants faisant une thèse de doctorat, ainsi que pour tous ceux qui veulent comprendre le monde dans lequel nous vivons. Sans oublier les femmes et les hommes politiques qui ont le pouvoir de décision sans toujours posséder le savoir.
En ces temps de prolifération d’experts autoproclamés, il est réconfortant de disposer de ce livre écrit par un vrai expert des relations internationales. ♦