Histoire des pays d’Islam - De la conquête de Constantinople à l’âge des révolutions
Histoire des pays d’Islam - De la conquête de Constantinople à l’âge des révolutions
Rédiger une histoire aussi complète que possible, et largement accessible aux non spécialistes des divers mondes islamiques, n’était assurément pas chose aisée. Six auteurs, souvent issus du CNRS (en particulier de l’Institut de l’islam et des sociétés du monde musulman ou d’institutions de recherche similaires), spécialistes de chacune des grandes régions où l’islam est dominant ou significatif, ont joint leurs efforts. Leur livre s’avère une œuvre indispensable pour mieux comprendre ces mondes de l’islam à la fois si proches et si lointains qui nous occupent, nous entourent, nous interpellent de différentes façons et dont l’image est trop souvent obscurcie par les feux de l’actualité.
Agrémenté de cartes, schémas ou images offrant un panorama vivant et diversifié, ce vaste tour d’horizon porte sur le Maghreb, le Proche et le Moyen-Orient, l’Asie centrale, du Sud et du Sud-Est. Ainsi, les auteurs ont renoncé à traiter l’ensemble de l’Islam sur cette période de plusieurs siècles qui aurait inclus l’Afrique subsaharienne, les musulmans d’Europe, de Russie et d’Amérique.
La civilisation et les sociétés musulmanes se sont répandues sur une large partie de la planète, d’abord sur le pourtour méditerranéen, puis sur des terres de vieilles civilisations qu’elles ont largement imprégnées. Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’après l’éclipse des anciens empires médiévaux, de l’Atlantique à l’Asie centrale, que de grands empires sont réapparus : Safavides de Perse, Ottomans d’Anatolie et d’Europe, Moghols d’Inde. Seul l’Ottoman s’est avéré durable et a laissé des traces durables sur le continent européen. D’où l’intérêt des nombreuses pages qui lui sont consacrées.
Auparavant, on a assisté à un glissement des forces de l’Islam, de la terre à la mer. C’est par la voie maritime qu’il va progresser en Asie à compter du XIVe siècle. D’où l’ascension de sultanats marchands de taille modeste sur l’échiquier politique : sultanat de Malacca, empire maritime gujarati, sultanats marchands de l’Insulinde, islamisation de l’Asie du Sud-Est. L’islam, confiné jusqu’alors aux Proche et Moyen-Orient, au Maghreb et aux confins sahélo-sahariens, se mondialise et se diversifie.
L’Empire ottoman est maître de la plus grande partie de la Méditerranée et contrôle les routes venant d’Afrique et d’Asie. Il est magnifiquement symbolisé par les sultans Selim Ier (1512-1520) et son fils Soliman-le-Magnifique (1520-1566), acteurs d’un accroissement territorial considérable. Administration de l’Empire, pouvoir militaire, flotte ottomane atteignent la perfection. Puis viennent le temps des revers ottomans. Ils commencent à la bataille de Lépante (1571), se poursuivront avec l’échec du siège de Vienne (1683), avant qu’au XIXe siècle l’Empire ottoman ne devienne « l’homme malade de l’Europe ».
Cependant, il ne cesse de susciter une curiosité croissante et éveille l’intérêt des observateurs, des voyageurs, ainsi que des historiens du passé et du présent. En comparaison, l’aura de l’Empire perse n’aura connu qu’un bref et vif intérêt du fait des Lettres persanes.
En Asie, les fragmentations surviennent au XVIIIe siècle, avec l’apparition des États successeurs des Moghols. L’Iran est déstabilisé, alors que la dynastie des Durrani s’installe en Afghanistan et que les sultanats ou khanats se répandent en Asie centrale. Au Maghreb, l’histoire nationaliste postule l’existence d’une tripartition depuis le XIIIe siècle : un Maghreb extrême, ancêtre du Maroc, les beylicats d’Alger et de Tunis, ancêtre de l’Algérie et de la Tunisie, le beylicat de Tripoli, entité matricielle de la Libye.
Puis les pays du Dar al-Islam, « domaine de la soumission à Dieu », subissent la pression européenne. Les progrès de la navigation hauturière, le contournement des masses continentales, la découverte des Amériques, l’apparition de nouvelles voies commerciales maritimes, provoquent des mutations fondamentales pour comprendre l’évolution des sociétés non seulement européennes et américaines directement intéressées, mais aussi africaines et asiatiques. Partout les économies se tournent vers les activités littorales et vers le commerce au long cours.
Le monde méditerranéen perd alors sa centralité et son rôle d’intermédiaire. Le centre de gravité se déplace à l’ouest vers le Nouveau Monde, à l’est vers l’Asie du Sud-Est et les empires continentaux de l’Islam sont profondément affectés par ces mutations. L’ère coloniale s’intensifie et se renforce. Les empires et pays d’Islam sont visés par la pénétration économique européenne, mais la menace est tout d’abord militaire et territoriale.
Une série de guerres avec la Russie et l’Autriche-Hongrie montre un différentiel croissant de puissance entre les pays d’Islam et ceux d’Europe. La Russie et la Turquie ne se sont-elles pas affrontées onze fois, sans compter le Première Guerre mondiale ? Face à des forces européennes massives et très disciplinées, les troupes locales se débandent rapidement. Les pays d’Islam connaissent, au cours d’un long XIXe siècle, des transformations intenses, même s’ils restent en marge de l’industrialisation.
L’Empire ottoman, qui s’étend jusqu’au Maghreb, et la Perse ont bien cherché à restaurer leur puissance, en s’appropriant des outils techniques et intellectuels en usage en Europe. Le but n’est pas pour eux de s’assimiler aux pays européens mais de se donner les moyens de maintenir leurs propres normes sociales culturelles et religieuses. Comme dans le Japon de l’ère Meiji, la modernisation s’accompagne de la préservation des spécificités culturelles et de la défense de la souveraineté.
Pourtant, enfermer l’ensemble des expériences impérialistes européennes au XIXe siècle sous la même notion de « colonisation » européenne est à la fois une gageure et une imprécision, tant furent diverses les modalités de l’expansion, des prises de contrôle, des modes d’administration, des relations avec les territoires et les sociétés colonisés. À la grande variété des choix et des intérêts, politiques, économiques et stratégiques des puissances coloniales respectives, s’ajoutent non seulement la diversité des sociétés « colonisées » et de leurs réactions mais aussi la concurrence entre Européens et les rivalités locales. Les solutions retenues furent bien souvent le fruit de choix empiriques d’adaptations plus ou moins heureuses aux obstacles et aux résistances, plutôt que des planifications durables.
Après les indépendances, qui se déroulent au cours des décennies 1940 et 1950, à l’exception de quelques cas isolés comme l’Algérie, les pouvoirs nationalistes font appel à des experts généralement européens ou américains. L’intégration politique et économique internationale sous conduite euro-américaine est un processus continu par-delà la colonisation, processus forcé durant la période coloniale, négocié par la suite. Le durcissement des politiques économiques internationales après 1973 est cependant fatal aux espoirs fondés par les nationalistes sur le développement et profite aux mouvements qui affichent des références islamiques au détriment des nationalistes arabes plus ou moins d’inspiration marxiste ou socialiste, comme l’Égypte de Nasser ou l’Irak et la Syrie du Baas.
À la fin des années 1980, sous la pression de la Banque mondiale (consensus de Washington) et des grandes puissances incitant aux réformes structurelles, le dirigisme étatique fait place à une libéralisation économique. Les fruits sont accaparés par les clientèles proches du pouvoir, cependant que ses méfaits sont supportés par une part croissante de la population. Les inégalités exacerbées entre les différents États et à l’intérieur de chacun, et les injustices criantes débouchent au début des années 2010 sur le mouvement des « printemps arabes ».
Aujourd’hui, le « monde musulman » est tiraillé en de multiples forces, de l’antagonisme chiite-sunnite, de la montée des nationalismes, foyers islamistes, éclosion des terrorismes, tentative de repli sur soi et tentative de modernisation. Peut-on, encore parler de monde musulman homogène lorsque les grandes causes sacrées, comme celle de la Palestine ou le conflit israélo-arabe n’exercent plus le même attrait mobilisateur ? L’apparition de Daech, les guerres en Syrie et au Yémen, ont durablement fracturé l’œcoumène musulman.
Pourtant, comme le montre cette série de riches descriptions, la civilisation musulmane a remarquablement traversé les siècles. Malgré sa diversité, elle reste unie autour de valeurs communes et d’un concept de la société et du monde qui demeure attractif auprès des intellectuels et des masses populaires. Longtemps, les penseurs modernistes se sont efforcés d’exhumer du texte coranique des notions permettant d’importer le parlementarisme européen. Il s’agit aujourd’hui d’accommoder une mondialisation économique et financière avec ses modes de vie qui peuvent être perçus comme aliénants. ♦