Chefs d’État en guerre
Chefs d’État en guerre
Figure hautement respectée au sein des armées, le général Bentégeat, ancien conseiller militaire des présidents Mitterrand et Chirac, chef d’état-major des Armées puis président du Comité militaire de l’Union européenne, a participé directement à l’évolution récente des forces armées françaises, notamment dans leur phase expéditionnaire. À la différence d’autres hauts responsables militaires, il s’abstient de participer au débat public mais a choisi de présenter ses vues sur le rôle du militaire face au politique à partir de l’approche historique.
Dans un ouvrage qui fera référence, il combine à la fois l’histoire militaire, la réflexion sur les stratégies gagnantes ou perdantes, et une illustration de la relation complexe entre le politique et le militaire. Dans les deux derniers chapitres consacrés, l’un à François Mitterrand « qui fait la guerre sans l’aimer » et l’autre à Jacques Chirac qui a « la vocation d’un chef militaire » mais se méfie des généraux, il apporte également un éclairage personnel : sans révéler de secrets, il confirme nombre d’intuitions des historiens sur cette époque et surtout décrit avec une grande précision les mécanismes de décision entre l’Élysée, le ministère de la Défense et les états-majors.
L’ouvrage est dense car il s’efforce de répondre à une question centrale : comment les chefs d’État prennent-ils leurs décisions face à la guerre et que deviennent alors leurs rapports avec leurs généraux ? La place qu’il réserve à l’attitude des deux Présidents qu’il a directement conseillés est encadrée par une vaste fresque historique mettant en scène huit autres chefs d’État : Napoléon III, Lincoln, Clemenceau, Churchill, Staline, Hitler, Ben Gourion et Lyndon B. Johnson. Chacun d’entre eux s’est retrouvé placé dans un contexte différent, où leur personnalité, le choix des généraux chargés par eux de mener la guerre et leurs intuitions stratégiques, bonnes ou mauvaises, ont pesé de manière déterminante dans l’issue des conflits.
Il ne s’agit pas de tableaux d’histoire militaire juxtaposés, mais bien de l’illustration, cas par cas, d’une problématique finalement rarement abordée à ce niveau d’analyse. Des notes abondantes et riches d’informations, souvent difficiles à réunir, détaillent les stratégies et les aléas des batailles, mais, dans chaque cas, l’essentiel du propos est celui d’une remise en contexte : que devient le rôle du chef de l’État en tant que chef de guerre.
Le général Bentégeat retient, à partir de Clausewitz, trois fonctions essentielles que ce dernier doit assumer : mobiliser la nation et ses ressources humaines et économiques, choisir des responsables militaires dotés d’une expérience opérationnelle et non susceptibles de succomber à la complaisance face aux dirigeants, et enfin être capable de déterminer une ligne politique et militaire claire qui ne cède ni à l’improvisation ni à l’émotion.
Napoléon III, que l’auteur qualifie de « visionnaire chancelant », pourtant en avance sur son époque à bien des égards, est trop émotionnel et changeant pour conduire les guerres dont il va prendre l’initiative en Italie ou en Crimée. Surtout, prisonnier d’une génération d’officiers médiocres et peu intéressés par les progrès, par exemple dans le domaine des transmissions, il ne parvient pas à choisir des généraux qui possèdent l’envergure militaire nécessaire. Il est également trop sensible aux conseils désastreux de la Cour et notamment de son épouse Eugénie qui l’entraîne dans la fatale expédition mexicaine. Lors du conflit franco-allemand de 1870, malade et dépressif, il laisse Eugénie et son entourage accumuler les erreurs et se fait enfermer avec Bazaine à Sedan, ayant déjà renoncé à toutes prétentions à diriger les opérations.
Lincoln, qui a une vision claire des objectifs politiques qu’il poursuit, va longtemps hésiter sur le choix des généraux nordistes capables de rivaliser avec le général Lee. Ayant compris l’importance de la supériorité technologique dans les armées et disposant des ressources supérieures, il parviendra finalement à obtenir des armées nordistes qu’elles soumettent les Confédérés au prix d’une approche qui privilégie le ravage des villes et territoires, et laissera un ressentiment durable dans le Sud des États-Unis.
Clemenceau, qui obtient « la victoire à l’arraché », parvient à la fois à mobiliser les forces de la nation, à faire taire les opposants et tous ceux qui souhaiteraient un compromis pour en finir avec le conflit. Il joue habilement de la rivalité ouverte entre Pétain et Foch, mais se fâchera avec ce dernier au moment des négociations de Versailles. Il apparaît comme le modèle du chef de guerre adapté à des circonstances extraordinaires.
Churchill, qui se targue d’une expérience militaire mais n’en finit pas d’être hanté par le désastre des Dardanelles, multiplie les ingérences brouillonnes dans la conduite des opérations. Colérique et inconstant – il demande lui-même à ses subordonnés d’attendre au moins 24 heures avant de mettre en œuvre les ordres qu’il leur donne – mais sera régulièrement détourné de folles initiatives stratégiques, à la fois par son chef d’état-major, Brooks, et l’allié américain. En dépit de tous ses défauts de chef de guerre, il saura magnifiquement mobiliser la nation et en incarner la résilience.
Staline, qui pratique la stratégie de la terreur vis-à-vis de ses propres concitoyens, accumule au départ les bourdes militaires, se méfie de ses généraux qu’il mute brusquement d’un endroit à l’autre du front, mais va finir avec Joukov et Vassilevsky à trouver deux grands chefs militaires, dont il accepte enfin qu’ils s’opposent à lui et le conseillent. Il va surtout parvenir à mobiliser par la force toutes les ressources humaines et économiques du pays, développant en un temps record une importante industrie d’armement, et acceptant à cet effet l’aide britannique et américaine. Mais ayant décapité son armée entre 1937 et 1939, alors que s’affichaient déjà les ambitions allemandes, obsédé de la recherche de « coupables », il a « tout fait pour faciliter une victoire allemande, concentrant dans ses mains un fonctionnement ubuesque de la chaîne de commandement. Celle-ci n’a pu être évitée que par les erreurs d’Hitler, et grâce au comportement sur le terrain d’une poignée de généraux soviétiques et d’une troupe endurante et héroïque ».
Hitler, on s’en doute, est présenté comme un psychopathe obsessionnel et chimérique, incapable d’écouter ses chefs militaires, pourtant parmi les plus avertis de l’époque. Il accumule les erreurs stratégiques, grisé par les succès des premières années. Pour l’auteur, ses choix, au moins sur le terrain militaire, « s’apparentent plutôt à des coups de poker mal maîtrisés qu’à des accès de démence compulsifs ». Il commet « l’erreur majeure de croire qu’il peut décider seul de la conduite des opérations et de cumuler les responsabilités de chef d’État, de chancelier et de chef suprême de la Wehrmacht ». À partir de décembre 1941 « il n’est plus le commandant d’un navire pris dans la tempête mais seulement le marin qui tient de plus en plus mal le gouvernail ».
Ben Gourion ne refuse pas les actes terroristes, qu’il couvre au début, mais réussit à mener avec une certaine brutalité et beaucoup de cynisme le formidable pari de l’indépendance d’Israël, sans jamais faire vraiment confiance à ses chefs militaires, quelques brillants qu’ils se révèlent ensuite au combat. Implacable quant à l’atteinte du but final qu’il s’est fixé, il n’envisage pas d’autre avenir pour Israël que la supériorité du nombre et des armes.
Lyndon B. Johnson est pourtant bien préparé à la fois sur le plan politique et militaire par sa longue expérience du Congrès pour reprendre le conflit initié par son prédécesseur. Il va cependant avec l’échec du Vietnam saborder son projet lucide de « Grande Société ». Le rôle de McNamara et de son approche de « signaux stratégiques » progressifs vis-à-vis de l’adversaire nord-vietnamien est désastreux, comme va le révéler l’offensive du Têt. Le choix des responsables militaires, influencé par ce dernier, est également particulièrement malheureux ; le principal d’entre eux, le général Wheeler, n’ayant aucune expérience opérationnelle, et les autres chefs militaires se leurrant derrière des statistiques sans rapport avec la situation réelle sur le terrain. La faillite de la stratégie choisie est inscrite d’avance, « un Président de circonstance, animé par une grande ambition et servi par un groupe de brillants technocrates, allait plonger son pays dans une guerre meurtrière et sans issue, sans l’avoir voulue ni planifiée ».
On peut s’étonner de l’absence du général de Gaulle dans cette série de portraits de responsables politiques confrontés à la guerre. Mais comme l’explique l’auteur, le général de Gaulle n’a pas conduit lui-même en tant que chef d’État des opérations militaires, même s’il a dû gérer les derniers combats de la Libération et la fin des opérations en Algérie. On se doute aussi que l’évocation de sa conception du rôle du politique vis-à-vis du militaire, qui a déjà fait l’objet de nombreux travaux, aurait déséquilibré l’ouvrage par nombre de redites d’éléments connus.
À l’occasion de ces différents portraits, très fouillés et présentés d’une plume alerte, le général Bentégeat affirme sa conviction que dans la conduite de la guerre ce sont, le plus souvent, les hommes, davantage que les structures et les circonstances, qui comptent. Il souligne cependant qu’il existe des facteurs qui, avec une certaine constance, peuvent être considérés comme responsable des échecs comme des succès : la capacité du politique à mobiliser la nation, une évaluation exacte du contexte international et du rôle des partenaires alliés, mais aussi le choix qu’il effectue des chefs militaires. La qualité de leur formation sur le terrain, leur expérience et leur personnalité sont à cet égard décisives.
L’auteur voit bien que le calendrier du politique qui privilégie l’immédiat et celui du militaire sont différents et le plus souvent antagonistes, puisque la préparation des armées se situe dans le temps long et que le succès sur le terrain ne se mesure pas seulement aux batailles, mêmes décisives, mais au retour à la paix et à la stabilité. La conclusion implicite qui se dégage de cette analyse est qu’une coopération étroite mais sans complaisance aucune est évidemment indispensable entre l’homme politique et le chef militaire, mais que chacun doit demeurer dans son domaine propre, sauf à entraîner des confusions quant aux responsabilités de l’un et de l’autre.
Bien plus qu’un traité d’histoire militaire ou d’un essai de « war studies », il s’agit en définitive d’une contribution importante à la réflexion sur l’essence de la décision politique face à la crise et à la guerre. ♦