Puissance stratégique & réseaux techniques
Puissance stratégique & réseaux techniques
C’est une vaste fresque historique, épistémologique et anthropologique que brosse Philippe Forget dans un texte concentré où se déplie le concept de puissance appliqué à la notion de réseau, jusqu’au maillage de nos sociétés contemporaines qui encadre notre vie collective et individuelle. Il mettra en jeu les notions de puissance, de lieu, d’espace et de productivité.
« Je dis [il parle de la définition de l’être des choses] que ce qui possède naturellement une puissance quelconque, soit d’agir sur n’importe quelle autre chose, soit de subir l’action, si petite qu’elle soit, de l’agent le plus insignifiant, et ne fût-ce qu’une seule fois, tout ce qui la possède est un être réel ; car je pose, comme une définition qui définit les êtres, qu’ils ne sont autre chose que puissance. » Ainsi parle l’Étranger du Sophiste et Philippe Forget y voit posée de manière inaugurale le critère décisif de l’ontologie occidentale : la puissance.
La puissance semble pouvoir être définie, dans son acception la plus large, comme « capacité de… », comme « pouvoir faire », comme lorsque nous disons que tel homme à la « puissance » de réaliser telle action. Mais il est nécessaire de noter aussitôt que cette conception de la puissance introduit corollairement la capacité de recevoir cette puissance. Dans les propos platoniciens, Philippe Forget pointe « les liens d’agir et de pâtir » comme deux pôles de la puissance. Et de citer l’Étranger : « Nous avons cru définir les êtres d’une manière satisfaisante par la présence du pouvoir de subir ou d’agir sur la chose même la plus insignifiante. »
L’idée du mouvement producteur, de la transformation et du travail, soulignée dans le dialogue du Sophiste, s’avère significative. Lorsque l’auteur de Puissance stratégique & réseaux techniques évoque la racine grecque « dunamis » du terme « dynamisme », c’est pour éclairer, à juste titre, les multiples liens mus par la puissance. « Les sens, les nerfs, les émotions, les affects, les langages, les idées, les volitions, les actions et inactions sont autant de sources de modification de soi, d’autrui et du monde. Partant, la puissance les convoque au jeu de la liberté et de la domination ou de la coopération. »
Cette puissance d’agir, nous la voyons en acte dans la propension qu’ont les hommes à établir un lien réticulaire entre des corps répartis parmi l’étendue des choses : « Le réseau travaille à réunir les lieux hétérogènes de la terre dans un même espace » nous dit Forget. L’ingénierie réticulaire s’organiserait autour de la volonté de régler les flux en fonction des impératifs du temps nécessaire à la distribution des énergies. Le ratio appliqué au réseau, conformément à son étymologie se veut donc calculant, mesurant et évaluateur. L’effort de rationalisation des flux d’énergie à l’époque romaine, caractérisée par la prééminence des architectes et des magistrats, permit de quadriller l’empire « avec des voies et des points d’appui terrestres, pensés pour organiser au mieux la circulation de leurs légions ». Et c’est ainsi que dans le même mouvement fut établie une véritable constellation des voies, carrefours et destinations maillant l’empire, première représentation cartographique d’un réseau, comme en atteste La Table de Peutinger, document écrit au XIIIe siècle recopiant une carte romaine des IIIe-IVe siècles (époque de Caracalla), révélant un tracé de 80 000 km de routes. Cette représentation d’un vaste dispositif communicationnel s’avérait indispensable à la vitesse de circulation des messages dont le service postal avait la charge.
Autre géniale expérimentation réticulaire (légende ou fait véridique, peu importe) fut celle d’Archimède qui lors de la deuxième guerre punique (-202) « alors qu’une flotte romaine assiégeait Syracuse, installa sur les murailles un système de loupes géantes articulées de telle sorte qu’elles réfléchirent les rayons du soleil sur les bateaux romains et les enflammèrent ».
Plus loin, dans ses investigations savantes Forget nous narre la rupture avec la disposition axiologique de la bataille assignant l’aile droite au corps d’élite et au général en chef, entreprise par le Thébain, philosophe, géomètre et génie militaire Epaminondas, rassemblant les forces offensives sur l’aile gauche contre la tradition prévalant jusqu’ici. Comme le souligne Vidal Naquet chez Epaminondas, l’homme de guerre et le philosophe ne faisaient qu’un et d’enfoncer le clou : « ce n’est pas en dépit de sa philosophie que le Thébain se révéla comme un prodigieux tacticien, mais bien à cause d’elle ».
Progressivement la puissance de cette rationalité calculante parviendra à battre en brèche l’ordre cosmologique aristotélicien et médiéval, avec l’essor de l’humanisme de la renaissance à l’instar d’Érasme et de Lorenzo Valla, et des cités libres en Italie. Mais c’est surtout avec l’avènement de l’imprimerie et la puissance de son réseau technique que la Réforme va se propager à la faveur de la diffusion de la Bible ainsi que la révolution copernicienne du XVIe siècle, portant un coup fatal à l’idée de monde clos.
C’est ainsi que Giodarno Bruno en vient à formuler sa thèse centrale sur l’infinie pluralité des mondes, postulant que l’univers n’a pas de centre et qu’il constitue un espace illimité, peuplé infiniment d’astres. Telle est la fameuse thèse de Bruno. Et Phillipe Forget de convoquer Alexandre Koyré : « On reste confondu devant la hardiesse, et le radicalisme, de la pensée de Bruno, qui opère une transformation – révolution véritable – de l’image traditionnelle du monde et de la réalité physique. Infinité de l’univers, unité de la nature, géométrisation de l’espace, négation du lieu, relativité du mouvement : nous sommes tout près de Newton. » Ainsi, selon Philippe Forget, « l’idée même d’espace fluidifie la résistance des choses et les ouvre au déploiement de la magie transformatrice » à l’instar de la forte formule du marxiste hétérodoxe Ernst Bloch auteur du Principe Espérance, « l’honneur de la matière commence enfin à rayonner ».
Étonnamment cette exploration des mondes infinis cohabite avec la magie, l’alchimie ou même l’astrologie, à l’instar d’un John Dee (1527-1608), mathématicien, astrologue et hermétiste, étonnante figure qui, nous dit Forget, aura une influence prépondérante sur le tournant océanique de l’Angleterre. Engagé au service de la puissance anglaise, il va affiner les instruments tels que boussole, astrolabe ainsi que la détermination des latitudes en haute mer. Mais il apporte une contribution stratégique majeure en posant les jalons conceptuels de l’empire maritime anglais fondé sur la science des réseaux nautiques et maritimes. Dans le sillage de Dee, son disciple, Thomas Digges, mathématicien, homme politique et inspecteur général du corps expéditionnaire anglais au Pays-Bas (1546-1595) va s’efforcer d’appliquer les idées platoniciennes, à l’astronomie, la navigation, l’artillerie et à toute science militaire, avec cette devise qui résonne comme un véritable programme de recherche et d’action « … les chefs de guerre doivent parcourir la haute mer de l’algèbre et des nombres ». Digges, nous dit Forget, entend « appliquer les théorèmes de l’astronomie aux recherches sur les mouvements hélicoïdaux des projectiles. Pourquoi ? Parce qu’il recherche l’exactitude du tir du projectile sur la cible ».
Forte de cette révolution topologique, l’Angleterre élisabéthaine va impulser une révolution économique et stratégique, en octroyant en 1600 des privilèges commerciaux à la Compagnie des Indes, en décuplant la navigation maritime anglaise de 1580 à 1640, et en promulguant le 9 octobre 1651, l’Acte de navigation consacrant le monopole du pavillon national sur le commerce des pays européens avec l’Angleterre et ses colonies.
« Le réseau est non seulement un conducteur, réglé mathématiquement, de mobiles matériels, mais aussi un vecteur d’exploitation commerciale et financière de territoires mobilisés pour la production. » Philippe Forget souligne : « La culture anglaise océanique était prête à accueillir l’épistémè galiléenne » et même à la dépasser avec la figure de Newton, par une physique des forces réglées par les lois de la dynamique et de la gravitation.
Mais au-delà, la réticulation spatiale qui, nous dit Forget, « permet de maîtriser la circulation et la distribution des biens mobiles dans l’étendue mesurée et anticipée », requiert un langage universel qui réside dans le code, c’est l’occasion pour l’auteur de cheminer dans un lointain passé avec le Catalan Raimon Lulle et sa logique combinatoire et plus près de nous le XXe siècle avec la prolifération des réseaux de communication en passant par les théories de Shannon et l’avènement de la cryptographie. Si le paradigme de la communication prend son origine dans le monde de la guerre, garante de l’unification des savoirs techniques, c’est au fondateur de la cybernétique, l’Américain Norbert Wiener, que l’on doit la généralisation de la notion d’information devenue lien et puissance universels. Viendra ainsi le temps d’Internet « né d’un réseau intégré de communication informatique, conçu en 1966, une fois encore, par un organisme militaire américain, la DARPA (Defense Advanced Research Project Agency) » et l’intelligence artificielle Comme l’évoque Forget la planète des réseaux, c’est la planète des interdépendances avec les risques coercitifs engendrés par la tutelle qu’exercerait un cœur unique de la circulation réticulaire mondiale.
Dans cette étude philosophique et anthropologique, divisée en quatre parties – « Puissance des liens et genèse du dispositif réticulaire », « Révolution de l’espace et stratégie océanique de l’Angleterre », « Exactitude et automaticité : le gouvernement universel du code », « Empire matriciel des normes et indépendance nationale » – Philippe Forget en appelle à des rapports matériels et spirituels que tisse l’être humain avec le monde, autrui et soi-même. Il conclut en appelant à adopter une « Grande Stratégie ». « Une puissance des liens exige d’élever ceux qui lient raison et imagination, calcul et invention, audace et expérimentation ». Cette étude anthropologique de la stratégie où la pensée philosophique de l’auteur occupe une place prépondérante, s’avère tisser un agencement d’outils et d’expériences pluriels provenant des mathématiques, l’astronomie, la physique, la guerre, la médecine, la magie mathématicienne, à l’instar d’un savoir disciplinaire.
« La responsabilité commence dans les rêves », écrivit le grand poète William Butler Yeats, héritier poétique de John Dee. « L’avenir appartient aux puissances du rêve et aux rêveurs de puissance ». Et d’en appeler les peuples à persévérer dans leurs ambitions créatives afin de résister à la paresse des intelligences et des volontés. Telle serait la condition d’une République indépendante, aventureuse et productive. ♦