Cet article est une communication faite par l'auteur, ancien chef d'état-major des armées, lors d'un colloque organisé le 31 mars 1981 par la Fondation du Futur sur « le nouveau débat Europe - États-Unis, malentendus et convergences transatlantiques », et qui posait diverses questions dont, en particulier : « Sur quelles bases établir de nouvelles relations politiques ? » et « Quelle stratégie pour la défense commune face au défi soviétique ? ». Nous remercions la Fondation du Futur et son président, M. Jacques Baumel, qui nous ont permis de publier cet article.
Le nouveau débat européen
Parler, en matière de défense, du nouveau débat Europe - États-Unis constitue, pour un Français, une tâche délicate. D’une part, parce que la France continue d’occuper, au sein de l’ensemble européen, une place originale qui la différencie nettement des autres membres de l’Alliance dans cette région et ne lui permet guère de se prononcer en leur nom ; d’autre part, parce que l’arrivée récente d’une nouvelle Administration à la tête des États-Unis, même si elle marque, à l’évidence, un changement de la politique militaire de ce pays, ne permet pas encore d’en discerner les orientations précises, les modalités et les échéances.
Trois domaines cependant peuvent être abordés avec quelque chance de certitude et d’objectivité et permettent ainsi de dégager, sans doute, un certain nombre de principes sur lesquels devrait pouvoir se fonder le dialogue :
— l’analyse stratégique d’ensemble,
— la situation sur les différents théâtres,
— la coopération en matière d’armements.
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L’analyse stratégique d’ensemble fait apparaître, à côté d’une grande identité de vues sur les problèmes essentiels, quelques divergences d’appréciation sur les forces et les stratégies en présence, mais surtout des spécificités tenant à la situation géostratégique particulière de chacun des partenaires.
L’identité de vue est évidente s’agissant de la nécessaire solidarité du monde libre, face aux réalités et aux dangers de l’expansionnisme soviétique ; elle l’est aussi en ce qui concerne l’urgence du « rééquilibrage » des forces des deux camps ; elle est devenue sans doute plus réelle et plus profonde — si l’on se réfère aux premières déclarations de l’actuel secrétaire d’État américain — quant à la nature et aux limites d’une véritable politique de détente, qui ne peut être menée qu’à partir d’une position de force et ne saurait, à l’évidence, recouvrir le domaine de l’idéologie.
Les divergences d’appréciation ne sont pas nouvelles ; elles remontent à l’époque où, à peine sortis du « traumatisme vietnamien », les responsables américains ont estimé possible et nécessaire de faire pression sur leur propre opinion — et, du même coup, sur l’opinion européenne — pour susciter une reprise de l’effort et de la confiance. Mais cette pression, essentiellement axée sur le déséquilibre des forces classiques en Europe, les a conduit à présenter ce déséquilibre comme un phénomène majeur et récent, alors qu’il ne s’agissait que de l’aboutissement logique d’une politique menée depuis plus de vingt ans par l’URSS, avec une remarquable continuité, face à un relâchement occidental quasi généralisé. Du même coup, les responsables américains n’ont pas perçu suffisamment tôt le « changement de portage » opéré par les Soviétiques au profit d’une stratégie indirecte visant l’Afrique et le Moyen-Orient, à laquelle nous nous sommes trouvés seuls à nous opposer ; ils ont même continué à subir, sur ce territoire, des échecs cuisants, faute d’avoir réfléchi, à temps, aux parades et aux moyens les mieux appropriés pour faire face à cette nouvelle menace.
Quant aux spécificités, elles sont, me semble-t-il, tout-à-fait nouvelles et compréhensibles. Elles expliquent, bien souvent, des concepts critiqués par certains dans l’absolu, qu’il s’agisse du « découplage » des armes nucléaires stratégiques et tactiques ou encore du caractère quelque peu artificiel de la « bataille de l’avant ». À la place des Américains, à la place des Allemands, n’aurions-nous pas des concepts analogues ? Voilà la véritable question que nous devons nous poser. Il ne s’agit en effet ni pour les États-Unis ni pour la France de convaincre l’autre de la validité de ses propres concepts, mais de discuter en admettant, a priori, que nos concepts ne peuvent être, dans bien des cas, que différents, étant donné nos situations respectives.
Un nouveau débat, abordé dans cet esprit, marquerait déjà, à mon sens, un grand pas en avant.
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La situation sur les différents théâtres pose des problèmes qui ne peuvent être réglés d’une manière identique.
Le théâtre européen se caractérise schématiquement par un déséquilibre, un paradoxe et un espoir.
Le déséquilibre est évident dans le domaine des forces classiques en présence de part et d’autre du rideau de fer ; il s’est étendu depuis peu aux forces nucléaires dites de théâtre, avec l’apparition des missiles SS 20 soviétiques. Mais ce déséquilibre n’est pas tel, à mon sens, qu’il puisse constituer une menace immédiate ; les risques que comporterait, pour l’URSS, un affrontement direct, dans une situation intérieure qui n’est pas sans présenter des difficultés et des faiblesses, confèrent, me semble-t-il, à l’hypothèse d’une agression directe en Europe un degré assez réduit de probabilité. L’essentiel demeure de ne pas « baisser la garde » et de rattraper, si possible, une partie des retards accumulés, sans pour autant consacrer trop d’efforts à la recherche d’une parité idéale.
Encore faudrait-il, pour parvenir à cet objectif relativement modeste, que chacun y mette du sien et que la cohésion de l’ensemble soit suffisante. Or, le relâchement en matière de défense de la plupart des pays européens membres de l’Alliance, une certaine ambiguïté de la position de la RFA, le maintien en Grande-Bretagne d’un esprit suranné d’insularité, constituent autant d’obstacles que la volonté et les pressions américaines ne parviennent pas à surmonter. La France, dans ce contexte, apparaît ainsi chaque jour davantage comme le partenaire le plus sûr des États-Unis, situation assez paradoxale si l’on songe qu’il lui a été longuement et amèrement reproché de s’être retirée de l’organisation militaire intégrée. Elle est effectivement la seule à réaliser depuis plusieurs années l’effort de défense significatif et continu que les Américains souhaitent obtenir de tous les membres de l’OTAN ; elle est la seule, surtout, à posséder en Europe, à la fois des forces nucléaires véritablement autonomes et un sanctuaire national, introduisant ainsi sur ce théâtre un élément d’incertitude qui s’exerce au bénéfice de l’ensemble de l’Alliance et renforce la valeur globale de sa dissuasion. Une telle situation, dont la nouvelle Administration américaine semble avoir bien perçu la réalité et l’intérêt, devrait favoriser la poursuite d’un dialogue encore plus confiant et plus constructif.
Quant à l’espoir, c’est celui de l’avènement d’une défense européenne, constituant le « second pilier » d’une Alliance atlantique mieux adaptée aux données du monde actuel. C’est, sans doute, le seul objectif théoriquement raisonnable, mais nous ne devons pas nous cacher que c’est encore un objectif fort lointain qui suppose, avant tout, l’existence d’une unité politique de l’Europe, ainsi que la maîtrise de très nombreux problèmes économiques, psychologiques et culturels. Raison de plus, sans doute, pour le conserver toujours présent à l’esprit, en dépit de toutes les difficultés de parcours rencontrées et pour ordonner, autant que faire se peut, autour de lui les principales décisions à prendre par chacun en matière de défense, de manière à ne pas créer, au moins, de situation irrémédiable.
Hors d’Europe et face aux problèmes graves de déstabilisation enregistrés au cours des dernières années en Afrique et au Moyen-Orient, les solutions apparaissent plus de nature politique et économique que militaire.
Certes, la présence de certaines forces permanentes, aéronavales en particulier, peut être nécessaire pour conforter les volontés hésitantes et garantir la sécurité de lignes de communication vitales pour les approvisionnements du monde libre. Certes, des actions armées, ponctuelles et rapides, exécutées « à la demande », peuvent s’avérer parfois indispensables pour rétablir des situations momentanément compromises.
Mais l’essentiel n’est pas là et, bien que les partisans d’une extension de l’aire de responsabilité de l’Alliance atlantique semblent désormais avoir reconnu l’inefficacité d’une telle formule, il est à craindre que les États-Unis ne se lancent dans une course à la présence militaire dont la réussite est loin d’être certaine et dont l’ampleur peut, tout au contraire, contribuer à miner encore la fragilité interne de certains pays.
Une réflexion plus approfondie s’impose, menée sans doute en dehors des grandes instances internationales, sous la forme de concertations fréquentes, bi- ou multilatérales, dans lesquelles la France peut prendre une part importante en raison de son expérience et de l’effet d’entraînement qu’elle peut espérer créer auprès de certains partenaires européens.
Il s’agit, à travers cette concertation, de définir beaucoup plus un comportement et une attitude qu’une politique, cette dernière devant demeurer l’apanage des États pour parvenir au but commun envisagé et ne pouvant, en tout état de cause, être la même partout. Deux directions de recherche m’apparaissent, à ce titre, à privilégier :
— d’une part, la nature de l’aide à dispenser aux pays intéressés, cette aide n’étant pas nécessairement une aide militaire, comme l’ont prouvé les événements d’Iran ;
— d’autre part, l’organisation de la responsabilité de cette aide, soit par aire géographique, soit par catégorie d’action, de manière à tirer parti des situations déjà acquises ou susceptibles de l’être, tout en évitant une compétition stérile, et à adapter au mieux les possibilités aux besoins.
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Dernier volet de ce triptyque, la coopération en matière d’armement, sans revêtir l’acuité ni l’urgence des problèmes de théâtre, mérite également de retenir l’attention, si nous voulons être en mesure, au cours de la dernière décennie de ce siècle, de faire face à l’accroissement continu des coûts des matériels et aux fluctuations possibles des marchés de vente d’armes.
Mais nous devons être conscients que, dans des sociétés à économie libérale telles que les nôtres, cette coopération ne peut raisonnablement s’établir qu’entre des ensembles de poids économiques comparables.
La méconnaissance de ce principe de base a certainement été, pour une part, à l’origine du manque de succès des principales initiatives lancées à ce jour. La formule du « two way street » a fait craindre aux Européens une domination technologique américaine qui les aurait amenés à n’être plus que des constructeurs au service de cette technologie. La solution du « Groupe de Rome » s’est heurtée, à son tour, à la méfiance des plus petits États européens vis-à-vis des puissances industrielles allemande, britannique et française.
Comme dans la lutte contre la stratégie indirecte soviétique, il s’agit, face à ce problème, non pas de définir une politique qui ne fera jamais l’unanimité et se heurtera toujours à des rivalités économiques, mais de rechercher, suivant la nature et l’importance des matériels à construire, des formules différenciées et adaptées aux techniques les mieux maîtrisées par les pays concernés. De telles formules peuvent conduire aussi bien à des coopérations entre pays européens (sans en exclure aucun) qu’à des coopérations entre les États-Unis et tout ou partie de ces pays européens, voire même à des achats directs aux États-Unis lorsqu’il s’agit de matériels dont la fourniture ne met pas en cause la liberté d’action à laquelle nous demeurons attachés.
Le processus sera, à n’en pas douter, long et difficile ; aussi conviendrait-il, dans l’immédiat, de s’attacher avec plus de sérieux que cela n’a été fait jusqu’ici à ce qu’il est convenu d’appeler « l’interopérabilité » des matériels, objectif plus facilement accessible et peu coûteux qui garantirait, au moins, une meilleure efficacité de l’ensemble des forces de l’Alliance.
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Les rivalités ont toujours été la faiblesse des Alliances, mais les diversités peuvent en faire la richesse, si elles sont comprises et intelligemment exploitées.
Dans le dialogue qui doit se poursuivre, aussi bien avec nos partenaires européens qu’avec les États-Unis, l’essentiel n’est pas de chercher à nous convaincre les uns les autres du bien-fondé ou de la justesse de nos positions respectives, mais d’apporter, chacun à notre manière, une contribution réelle et efficace à la réalisation du seul objectif commun reconnu par tous : le maintien de la stabilité et de la paix. ♦