La mobilisation de septembre 1939 fut organisée à l’identique de celle d’août 1914, en négligeant justement les leçons tirées dès l’automne 1914, en particulier avec la désorganisation des industries de défense, les ouvriers ayant rejoint leurs unités. Les conséquences en furent plus dramatiques, malgré les efforts faits notamment pour redresser les erreurs réalisées au début de la Drôle de Guerre.
Histoire militaire – Septembre 1939, la France oublie août 1914
Military History—September 1939: France Forgets 1914
The mobilisation of September 1939 was organised in the same way as that of August 1914, thereby ignoring the very lessons learned in that autumn of 1914—in particular the disruption caused to defence industry by the workforce having parted to join military units. The consequences were dramatic despite the effort made to correct the errors committed at the beginning of the phoney war.
Il est coutumier de dire qu’en 1939-1940, il y a aujourd’hui quatre-vingts ans, l’armée française et ses chefs n’ont fait qu’appliquer les vieilles recettes de 1918, lesquelles, si elles lui avaient permis de sortir victorieuse de la Grande Guerre, avaient quand même perdu beaucoup de leur acuité, au plan opérationnel, quelque vingt ans plus tard.
Le constat n’est pas faux, mais il est également possible d’en faire un autre, encore plus sévère. En septembre 1939, la France avait surtout totalement oublié les enseignements d’août 1914 qui étaient, depuis longtemps, passés par profits et pertes.
Cette affirmation est notamment vérifiable dans deux domaines, l’économie de guerre du pays et l’organisation des grandes unités de l’armée mobilisée.
En effet, dans ces deux domaines, les travers relevés en août 1914 non seulement n’ont donné lieu à aucun correctif, mais encore, ils se sont répétés vingt-cinq ans plus tard, exactement dans les mêmes termes, ce qui est un comble.
En août 1914, l’ensemble de la population mâle en âge d’être mobilisée l’a été, dans la mesure où les personnes concernées étaient aptes physiquement. Ce faisant, personne n’a imaginé que la guerre, devenue une guerre de masse de nature industrielle, nécessitait également une mobilisation correspondante de l’outil de production industrielle. Ce qui sera d’autant plus criant que les deux grandes régions de production de minerai de fer et de charbon, le bassin de Briey et le Nord vont rapidement tomber sous la coupe de l’occupation militaire allemande.
C’est dès le mois d’août 1914 qu’un sous-secrétariat d’État à l’Artillerie est mis sur pied, rebaptisé en 1915 sous-secrétariat d’État à l’Armement, et placé aux côtés du ministre de la Guerre. Il ne sera converti en véritable ministère de l’Armement seulement en décembre 1916. Si bien qu’une véritable économie de guerre ne sera effective qu’à partir de l’année 1917. Son rôle sera de transmettre les besoins des armées en campagne aux usines reconverties en usines d’armement, ce qui a demandé quelques délais. Son premier titulaire en sera Albert Thomas, proche de Jaurès, puis Louis Loucheur, deux hauts fonctionnaires reconvertis en politique et doués d’un prodigieux sens de l’organisation.
C’est ainsi que l’automne 1914 sera marqué par une crise des munitions d’une ampleur dont on a perdu le souvenir aujourd’hui. Le stock de guerre d’obus de 75 avait été tiré lors des six premières semaines de campagne. Il en était allé de même dans l’armée impériale allemande, mais dans le cas de l’Allemagne, non seulement son appareil de production (Ruhr et Silésie) était intact, mais il s’était encore accru des profits des gains territoriaux français lorrains et du Nord.
Ainsi, c’est le grand quartier général (GQG) lui-même qui fixait aux armées leur consommation d’obus de 75 qui, dans certains cas, en fonction de la situation locale, n’atteignait pas cinq coups par pièce et par jour ! Le général Joffre ne se séparait jamais d’un petit carnet sur lequel il notait scrupuleusement l’état journalier de ses stocks d’obus et la consommation allouée quotidiennement, armée par armée. La production en était de 700 obus par jour, alors que les besoins exprimés par le GQG se montaient à 50 000 ! Immanquablement, les opérations s’en sont ressenties.
Cette situation catastrophique ne fut surmontée que grâce aux importations de matières premières, mais leur mise en route allait demander des délais, dus également à la lente relance de l’appareil productif français ; celui-ci ne « tournait » que grâce aux ouvriers spécialisés, tourneurs et fraiseurs notamment, qui faisaient fonctionner les machines-outils. Or, ceux-ci se trouvaient présentement mobilisés aux armées, et faisaient défaut dans les usines. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs mois qu’ils furent retirés des armées pour être réaffectés dans leurs usines d’origine sous l’appellation « d’affectés spéciaux ». C’est ainsi qu’en août 1914, on ne comptait guère plus de 50 000 ouvriers dans les usines alors qu’en novembre 1918, ils étaient 1 700 000 dont 430 000 ouvrières. L’économie de la France s’était changée en une économie de guerre. Cependant, il avait fallu attendre 1916 pour que l’appareil productif tourne à plein rendement, et les premiers effets ne se feront sentir qu’en 1917, au moment de l’offensive Nivelle qui fut la première à n’être contrariée par aucune contrainte de moyens. Même encore en 1917, le commandement dut choisir entre la production de chars et celle de pièces d’artillerie lourde.
On aurait pu croire que l’expérience jouant, la mobilisation de septembre 1939 allait s’affranchir de ces défauts. Eh bien non ! Ils furent reconduits, exactement dans les mêmes conditions. Une nouvelle fois, la mobilisation toucha indistinctement tout le monde, ouvriers spécialisés compris, si bien que n’ayant subi aucune perte territoriale, la production mensuelle d’armement de novembre 1939 était inférieure à ce qu’elle était en juin ! Grâce aux considérables efforts financiers consentis par la nation depuis septembre 1936, l’industrie de guerre tournait déjà à plein régime dès l’avant-guerre (les lois sociales de juin 1936 portant sur la durée de travail avaient été abrogées dans les usines travaillant pour la défense nationale dès début 1938).
Une nouvelle fois, il fut fait appel à un haut fonctionnaire, Louis Armand, directeur de la SNCF, pour tenir les rênes de la production industrielle comme ministre de l’Armement. Comme son prédécesseur, Albert Thomas, il s’empressa de retirer les ouvriers spécialisés des armées, pour les réaffecter en usine, si bien que, dès janvier 1940, la production retrouva ses chiffres d’avant-guerre, pour s’envoler à partir de mars 1940. Mais six mois avaient été perdus, en retombant dans les mêmes ornières qu’en août 1914. En juin 1940, au moment du repli des usines de la région parisienne, une bonne partie des pertes en blindés du mois de mai avaient été comblées, si bien que trois divisions légères mécaniques, nettement moins dotées que ne l’indiquaient leurs tableaux d’effectifs et de dotation (TED), furent mises sur pied et injectées dans la bataille.
Dans le domaine de l’organisation des grandes unités, en août 1914, les divisions de réserve faisaient figure de parents pauvres : effectifs moindres (régiments d’infanterie à deux bataillons) et dotation en artillerie ridiculement faible. Tant et si bien que les généraux commandant les groupes de divisions de réserve (CA de réserve) et les divisions de réserve n’avaient – objectivement – pas les moyens de remplir les missions qui leur étaient assignées. À ce titre, à l’exception de Fayolle, ils fourniront une partie des gros bataillons des généraux limogés. Dès la fin de 1914, la décision fut prise de remonter en puissance ces grandes unités, et, dès la mi-1915, le distingo entre divisions de réserve et divisions d’active fut supprimé. Ce ne fut que très théorique : en février 1916, Driant commandait toujours une demi-brigade de chasseurs, réduite à deux bataillons. Toutefois, la dotation en artillerie fut, quant à elle, effectivement harmonisée entre divisions d’active et de réserve. Mais il fallut pratiquement un an d’opérations actives pour parvenir à ce résultat.
Qu’en était-il en 1939 ? La situation était radicalement la même. Même si les régiments d’active ne « dérivaient » plus un régiment « frère », et que les régiments de réserve étaient désormais mis sur pied par des centres mobilisateurs à partir de noyaux actifs, leur dotation en matériels majeurs était toujours aussi lamentable qu’en 1914. Les divisions, dites de série « B », correspondaient en fait aux anciennes divisions de réserve. Quand on lit leurs déficits en matériels, notamment en canons AC (de 25 mm, il était illusoire qu’elles puissent être dotées de pièces de 47 mm) et AA, on ne peut être qu’atterré ! Dans toutes les divisions de série « B », ces déficits dépassent 50 % et atteignent souvent 80 %.
En 1939, les errements de 1914 avaient été reconduits, et tout le monde semblait avoir oublié qu’ils avaient conduit à frôler la catastrophe. Ce qui sera dramatique en mai 1940, c’est que l’effort allemand dans les Ardennes, fourni avec le fer de lance de la Heer, l’arme blindée, se trouvera opposé justement à des divisions de série « B », nullement équipées pour recevoir un tel choc.
Le résultat en sera un mouvement de panique (à Bulson), et un échec déjà écrit… depuis août 1914. ♦