L’affolement du monde : 10 enjeux géopolitiques
L’affolement du monde : 10 enjeux géopolitiques
Le retard dans la rédaction d’une recension d’un ouvrage consacré à l’état géopolitique du monde peut être fatal pour le livre concerné tant l’actualité peut bouleverser les certitudes. Thomas Gomart, directeur de l’Ifri, a publié ce travail au début 2019 et ses conclusions ont été confrontées au cours de l’année au point que ses 10 chapitres ont fait d’ailleurs partie des discussions du G7 de Biarritz au mois d’août.
S’appuyant sur une connaissance intime de son sujet, ce n’est pas un hasard si Thomas Gomart se place sous l’arbre tutélaire de la cité Florentine avec la pratique politique fanatique de Savonarole et l’analyse froide du réalisme politique proposée par Nicolas Machiavel. En effet, la période actuelle qui a débuté en 2008 se caractérise par sa brutalité, le retour du rapport de force avec des puissances prédatrices et la remise en cause de modèles qui s’étaient imposés depuis 1945 et semblaient renforcés depuis 1991 avec l’effondrement du monde soviétique. Démocratie et libéralisme économique conduisaient ainsi vers la fin de l’Histoire selon Francis Fukuyama. Le 11 septembre 2001 est venu marquer un coup d’arrêt, tandis que la Chine, de géant démographique, devenait un géant économique. L’année 2016, avec le Brexit dont l’épilogue approche et l’élection de Donald Trump, constitue une nouvelle charnière dont les conséquences éclatèrent en 2019.
Quatre idées majeures guident la période actuelle selon l’auteur. La Russie de Vladimir Poutine dispose d’un pouvoir de nuisance, à défaut de proposer un modèle séduisant, et les interactions de Moscou, en particulier dans les processus électoraux européens, ne sont pas faites pour désamorcer les tensions. La Chine est devenue, à force de patience stratégique, le premier compétiteur mondial avec des ambitions clairement affichées par Xi Jinping qui, malgré un sourire permanent, construit un totalitarisme numérique autour du crédit social et propose une restructuration de la gouvernance mondiale à partir de nouveaux principes mis en avant par Pékin. Simultanément, avec l’Administration Trump, il y a une crise du leadership américain tel qu’il fonctionnait depuis des décennies. La remise en cause du multilatéralisme et des accords internationaux perturbe profondément les relations internationales au risque de favoriser l’émergence d’autres acteurs dont la Chine en premier lieu. Donald Trump raisonne d’abord autour des intérêts de son pays plutôt que sur les valeurs que les États-Unis ont longtemps mises en avant. Ces nouvelles pratiques inquiètent, en particulier l’Union européenne qui apparaît déboussolée depuis la crise de 2008. Si l’Allemagne assume un leadership économique, Berlin n’a pas de projet politique à proposer et le marché des populismes, comme en Italie, progresse avec un manque de perspectives. L’approche proposée par Thomas Gomart s’articule autour de 10 enjeux qui structurent ou déstructurent notre monde en pleine mutation où la défense des intérêts nationaux semble être la priorité.
Ces 10 chapitres construisent de fait notre quotidien et constituent les questions qui feront demain. Leur énumération pourrait être d’ailleurs la feuille de route pour nos diplomates, quitte à remettre en cause certaines certitudes. Le premier chapitre indique bien ce bouleversement du monde : la Chine, à la conquête de la première place mondiale. Une ambition sans ambiguïté. Le chapitre suivant s’intitule « Un monde au bord de l’asphyxie ». À l’heure où l’Amazonie inquiète la planète, comment faire face aux conséquences du réchauffement climatique dû à l’homme ? Comment concilier développement durable, consommation et expansion démographique, sachant que les réponses doivent être collectives ?
Le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris lors de la COP21 se retrouve dans le troisième enjeu consacré aux inconnues de la puissance américaine, où Donald Trump remet à plat certains fondements tout en préparant désormais sa campagne pour un second mandat, pouvant l’amener jusqu’en 2024 ; données désormais à prendre en compte au vu de sondages favorables. Pourtant, les Américains possèdent des atouts majeurs, que ce soit le dollar, la puissance militaire et la capacité d’innovation notamment pour contrôler les espaces. Ceux-ci font l’objet du quatrième chapitre portant sur la lutte pour le contrôle des espaces communs : mer, air, spatial et numérique. Plus que jamais, ces espaces sont devenus vitaux et en proie à une conquête de plus en plus prédatrice au profit d’intérêts particuliers récusant la notion de « bien commun ».
La Russie constitue le cinquième point avec la résurgence de cet État, continent modelé par le Poutinisme. Il est clair que l’annexion de la Crimée au printemps 2014 reste un obstacle majeur pour une normalisation des relations avec Moscou. Les récentes ouvertures vers la Russie pourraient cependant améliorer un dialogue qui reste nécessaire et indispensable, d’autant plus que Moscou est parvenu à prendre un rôle essentiel au Levant, au détriment des acteurs occidentaux, qui est profondément marqué par la guerre depuis des décennies. Là encore, tout en se diversifiant avec des formes asymétriques.
Le chapitre 6 – « Les bruits de guerre se rapprochent » – montre bien que la guerre – désormais hybride – est une réalité d’avenir, avec à la fois un troisième âge nucléaire souligné par l’accès de la Corée du Nord à l’arme atomique et par l’hybridité des conflits, notamment avec la militarisation du terrorisme. Al-Qaïda puis Daech ont ainsi su atteindre un haut degré de sophistication, en élargissant leurs cibles au-delà du monde arabo-musulman, notamment en frappant l’Europe avec une évolution voyant le développement d’un terrorisme endogène se revendiquant du djihadiste. L’Europe déboussolée constitue le septième point. Le constat est sévère, mais là encore réaliste avec une Union européenne en crise économique, politique et identitaire que le Brexit a révélée brutalement. Les élections européennes du printemps ont souligné l’impérieuse nécessité de redonner un sens à la construction européenne, avec une vraie autonomie stratégique pour ne plus se contenter d’un « soft power » bien malmené par les États-puissance. De ce point de vue, les foucades via Twitter de Donald Trump ont commencé à faire leur effet, en particulier pour l’Allemagne dont l’atlantisme a été ébranlé depuis trois ans.
L’enjeu numéro 8 est celui de la guerre commerciale déclarée, en particulier entre la Chine et les États-Unis. Là encore, les intérêts immédiats prévalent sur une démarche inscrite dans le long terme. Donald Trump sait qu’il dispose d’une arme, le dollar. Mais les récentes prévisions au-delà de 2020 vont obliger à une certaine retenue.
Le chapitre 9 ne peut que frapper par son pessimisme, de la Méditerranée au Moyen-Orient, multiplication des dangers. Cette mer – Mare Nostrum – représente 1 % de la surface des mers, accueille 25 % du trafic maritime et constitue un ensemble antagonique où toutes les rivalités s’affrontent, y compris dans la guerre. Depuis 2011, les printemps arabes n’ont pas permis de constituer de vraies solutions démocratiques, tandis que plusieurs pays constituent à être déclinés par des conflits internes, mais aussi régionaux. Il suffit de citer ici l’affrontement entre Riyad et Téhéran aux multiples déclinaisons violentes.
Dès lors, le dernier chapitre en traitant des migrations et du choc des identités constitue, en quelque sorte, la synthèse des précédents enjeux. Avec une Afrique dont la croissance démographique est en hausse et des crises violentes au sein de l’Islam. Ce fait migratoire rebat les cartes et remet en question des équilibres déjà fragiles comme ce fut le cas en 2015 en Europe où la décision de la chancelière allemande a clivé les États-membres de l’UE. Thomas Gomart souligne ici avec justesse que la mondialisation des échanges ne doit pas faire oublier le fait national et que négliger sciemment les fiertés nationales est une erreur politique majeure.
Alors, face à ces dix enjeux géoponiques, que peut faire la France ? Notre pays a d’ailleurs été confronté à ces questions stratégiques, économiques et politiques avec plus ou moins de réussite. Sur le plan militaire, Paris n’a pas à rougir. Bien au contraire, nos engagements – très durs sur le terrain – mériteraient d’être mieux soutenus par nos partenaires européens que nous devons sans cesse motiver. Mais la crise des Gilets jaunes a aussi démontré nos fractures sociétales face à une mondialisation mal vécue.
Dans cette instabilité stratégique, Paris doit revoir ses relations avec les États-Unis, certes avec nos Alliés historiques, mais aussi avec la Russie et la Chine en s’appuyant sur notre capacité à dialoguer issu de l’héritage gaullo-mitterrandien. Nous devons aussi renforcer notre ambition maritime face à notre tradition continentale en valorisant l’axe indopacifique et nos alliances avec l’Inde, l’Australie et le Japon. Cela signifie d’assumer notre souveraineté maritime et de renforcer la cohésion de l’Union européenne en renforçant une ambition indispensable pour exister demain.
Le G7 de Biarritz, sous la présidence française, s’est inscrit ainsi dans le besoin de mieux appréhender l’affolement du monde. Il serait dès lors très intéressant qu’en 2020 Thomas Gomart nous propose une relecture de ces 10 enjeux au vu des évolutions d’une géopolitique en pleine mutation. ♦