Preface
Préface
Lorsque Pierre Hassner nous a quittés, le 29 mai 2018, la multiplication des hommages venus de tous horizons intellectuels a pu témoigner de l’envergure de cet observateur perspicace de la scène internationale, de ce philosophe de la guerre et de la paix, de ce compagnon au long cours de tous ceux qui veulent étudier et comprendre notre monde. Cette salutation unanime a été à la mesure de ce penseur à la longévité exceptionnelle. Né en Roumanie et installé en France en 1948 à l’âge de quinze ans, Pierre Hassner, après ses études à l’École normale supérieure et son agrégation de philosophie, commença à réfléchir sur la scène internationale dès les années 1950 et continua sans interruption jusqu’à ses derniers mois.
C’est tout l’intérêt de la rétrospective qui nous est proposée dans ce volume spécial de la Revue Défense Nationale. Alors que les méandres de la guerre froide ne nous sont déjà plus accessibles que par les livres d’une histoire trop récente pour être pleinement apaisée, nous disposons ici, d’abord, des réactions d’un des observateurs les plus lucides et nuancés de cette période, comme si nous étions brutalement replongés dans les années 1970. Et alors que l’analyse du contexte stratégique actuel risque de pâtir du manque de recul propre à l’observateur contemporain, nous avons encore quelques analyses d’un penseur dont nous savons qu’il a pu faire appel à toute une vie de réflexion au contact direct des périodes qu’il a traversées. Mais ces rubriques n’intéressent pas seulement l’historien. Elles dessinent aussi et sans doute surtout une conception de la guerre salutaire pour penser le monde d’aujourd’hui.
Ce qui frappe à la lecture des articles de la guerre froide, tous écrits durant la décennie 1970, c’est précisément que la guerre froide n’y apparaît finalement qu’en filigrane et même comme un événement déjà relégué dans le passé. Dès 1970, l’expression de « guerre froide » est associée aux années cinquante ; le contexte qu’il décrit, sans doute encore marqué par l’affrontement des blocs, frappe le lecteur de 2018 par son actualité. La montée en puissance de l’Asie à travers celle de la Chine, l’émergence de la multipolarité, la fragilité des alliances ou des blocs, la prédominance des crises intérieures sur les guerres interétatiques, tout est déjà là pour décrire les traits fondamentaux du contexte stratégique contemporain. L’évolution « dans le sens de la complexité », le « mélange de bipolarité, de multipolarité et d’anarchie », la « paix chaude » qui décrit les conflits internes multiples et fluctuants, le passage « du danger de la guerre à la réalité du désordre » sont autant d’expressions qu’il utilise en mars 1973 et qui semblent encore mieux faites pour décrire le monde du Brexit, des différents transatlantiques, de la politique russe et des conflits au Levant et au Sahel.
C’est la raison pour laquelle il faut prêter attention aux finesses de ses textes. Il met sa hauteur de vue, son sens de la nuance et son indépendance au service d’une analyse à plusieurs niveaux de la géopolitique. S’il faut lire Pierre Hassner, c’est parce que sa réflexion nous renvoie à une conception de la guerre que nous gagnerions à méditer. Alors que les chaînes d’information en continu imposent l’analyse des crises en temps réel, il souligne que la guerre ne s’inscrit que dans le temps long ; alors que l’ennemi uniformément qualifié de terroriste est réduit à l’état d’obstacle matériel à effacer, il met en valeur la nature dialectique de la guerre ; alors que le problème militaire semble souvent ramené à sa dimension technique, il en souligne la nature politique et sociale. Sans jamais mélanger, en bon disciple de Raymond Aron, la défense et la sécurité, ni les réalités des États et celles des sociétés, il met en exergue les interactions entre les relations internationales et les mouvements de fond qui animent les peuples. Il montre ainsi toute la complexité de cette dialectique de deux ensembles à visée mondiale qu’a été ce que nous appelons aujourd’hui la guerre froide. « Peut-être ce qui, dans la formule de Clausewitz, est mis en question par l’évolution contemporaine, souligne-t-il en 1971, n’est-ce pas la présence de la force, ni son importance pour la politique, mais la nature de la relation entre elles ; peut-être cette relation, loin de disparaître, est-elle devenue à certains égards tellement intime, qu’entre une force essentiellement politisée et une politique essentiellement conflictuelle il n’y a plus de distinction claire ni de hiérarchie immuable ». Ainsi Hassner nous livre-t-il quelque chose de ce qui fait une bonne analyse stratégique, qui intègre les rapports de force et les interactions des sociétés, des États et des partis politiques, et qui met en rapport les lieux de confrontations, les espaces de compétition et les domaines de coopération.
Le monde de la guerre froide et celui d’aujourd’hui sont couramment opposés comme deux antithèses : à l’affrontement de deux blocs uniques a succédé le règne des microconflits ; le trop-plein de politique laisse sa place à la prédominance de la religion et de l’économie ; au modèle de guerre symétrique vient se substituer celui de l’asymétrie et du terrorisme. Pierre Hassner ne se contente pas de relativiser ces oppositions ; il montre à quel point une réflexion de fond sur la guerre froide est utile pour comprendre le monde d’aujourd’hui, comme si, à certains égards, la « ligne claire » des blocs permettait de dégager les outils conceptuels indispensables pour évaluer les comportements d’objets internationaux moins bien définis. Ce volume nous projette ainsi quinze ans plus tard, alors que l’URSS a disparu, que la première guerre du Golfe et la crise de l’ex-Yougoslavie ont marqué les années de l’après-guerre froide et que les États-Unis se sont provisoirement affirmés comme l’unique hyperpuissance. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis la rédaction du premier article de cette période et pourtant le lecteur est à nouveau frappé par la modernité du propos. En 1996, Daech n’existe pas ; les attentats du 11 septembre n’ont pas encore eu lieu, mais Hassner semble prescient lorsqu’il souligne « combien ces mouvements de retour à la tradition sont tributaires de la modernité à laquelle ils s’opposent, combien les fondamentalismes et les intégrismes eux-mêmes sont, souvent, des vecteurs de l’occidentalisation qu’ils exècrent, combien les racines redécouvertes sont, souvent, inventées ou reconstruites et les frontières sont imposées d’autant plus brutalement qu’elles sont plus artificielles. » La leçon qu’il en tire, et qui s’inscrit en continuité avec ses réflexions des années de guerre froide semble encore mieux adaptée à notre année 2018 : « Rien ne serait plus important que de restaurer une médiation à la fois démocratique et militaire entre les extrêmes d’une politique qui oublierait le rôle de la force et de l’équilibre, et d’une violence qui ne connaîtrait plus les bornes et les règles assignées par la politique. » À la manière d’un Clausewitz moderne, il nous met en garde à la fois contre ceux qui refusent par principe la violence guerrière, comme ceux qui peuvent être tentés d’y voir à nouveau un moyen prometteur de résolution des problèmes politiques. Aux premiers, il porte un message de lucidité : la guerre n’est pas toujours un choix, mais peut être imposée par l’agresseur à l’agressé ; aux seconds, il rappelle que la guerre doit être canalisée par la politique. Mais à tous, il souligne que la guerre et plus largement le rapport de force stratégique relèvent aussi, et sans doute d’abord, d’une médiation à même de rendre possible la poursuite des relations entre les hommes.
L’analyse des limites brouillées de la guerre en 2011, les variations sur la désorganisation du monde par un retour aux théories de Thomas Schelling – en proposant en 2013 une analyse de The Strategy of Conflict qui a marqué la pensée de la guerre froide –, un dialogue simultané avec l’amiral Dufourcq alors rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale, les réflexions sur l’incertitude en 2014 sont autant de regards partagés avec un lecteur qui en ressort avec le sentiment d’avoir mieux compris le monde qui l’entoure. Lorsque Hassner pointe dans les nouveaux conflits « un élément spectaculaire de dissymétrie [qui] apparaît et se maintient pour l’instant » : « celui de la préférence pour la technique et pour la minimisation du risque, d’un côté, et de l’autre, le fanatisme et la recherche du risque, voire du suicide », il exprime une réalité familière à tous ceux qui ont participé à nos opérations extérieures des dix dernières années. Lorsqu’il indique ensuite que « l’évolution socioculturelle et morale prend ici tout son sens, dont l’importance est aussi incontestable que celle de l’évolution de l’art militaire et de ses instruments », on mesure la rémanence des analyses qu’il pouvait déjà proposer dans les années 1970.
Ce parcours appellera une biographie intellectuelle dont ce numéro de la Revue Défense Nationale suffit à établir l’intérêt. Dès à présent, on ne peut qu’être sensible à l’appel qui met un point final au dernier article de cette rétrospective : « Sur le plan de la théorie comme de la pratique, il n’est pas de tâche plus urgente que d’élargir la géopolitique, en y faisant entrer la circulation des idées, des mythes et des passions, et de politiser la géostratégie. » Cet ouvrage représente une première et remarquable contribution à cet objectif salutaire. ♦