La multipolarisation ne change pas seulement le nombre des acteurs, mais la nature de leurs relations et cette transformation ne consiste pas seulement à passer du conflit à la coopération. Il s’agit d’une diversification, ainsi que d’une transformation plus profonde et plus complexe qui fait apparaître de nouveaux clivages et de nouvelles solidarités, et dans laquelle l’influence indirecte et réciproque que les évolutions et les révolutions respectives des différentes sociétés exercent les unes sur les autres prend une importance croissante. Cette influence, jadis gelée à l’époque de la guerre froide par le monolithisme des blocs, est désormais libérée par la détente. Quelle Europe naîtra de cette conjoncture complexe : une Europe dominée par la coopération des deux grands ? Une Europe à dominante atlantique ? Une Europe de l’Oural à l’Atlantique ? Ou bien une Europe européenne et équilibrée ? Cette Europe-là ne se fera pas sans une ferme volonté des Européens, ni, hélas, sans frictions.
Texte paru pour la première fois dans le n° 320 de la RDN, en mars 1973.
Europe, From Cold War to Hot Peace
[RDN No 320, March 1973] Multi-polarisation changes not only the number of players but also the nature of their relations. This change is not only one of moving from conflict to cooperation: it concerns diversification as well as deep and complex transformation that is giving rise to new divisions and new interdependencies. It is also under the indirect and reciprocal influence of the evolutions and revolutions of different societies, which in acting on each other are taking on growing importance. Détente has liberated this influence that was previously frozen in the era of the monolithic Cold War blocs. What type of Europe will emerge from this complex situation—one dominated by cooperation with the two big powers? A Europe dominated by the Atlantic? A Europe that stretches from the Urals to the Atlantic? Or a truly balanced European Europe? The latter Europe cannot be created without firm will on the part of the Europeans or, alas, without friction.
Souvent, au cinquième acte des tragédies ou à l’épilogue des romans policiers, les différents personnages se retrouvent tous ensemble, les fils de l’action qui, jusque-là, semblaient se dérouler séparément, se renouent, la signification ou l’absurdité de l’histoire surgit du rapprochement de ses fragments et de leurs logiques séparées.
Sauf catastrophe nucléaire, il n’y a pas, en histoire, de cinquième acte ou de dénouement et, du moins en Europe, il serait de mauvais goût à l’heure de la détente et de la reconnaissance mutuelle de parler de tragédie, de victimes, de coupables et de policiers. Mais si l’on examine la situation de l’Europe au tournant de l’année, on est frappé de constater combien la fin de 1972 et le début de 1973 semblent être l’une de ces périodes cruciales ou des évolutions et des révolutions qui s’étaient déroulées jusque-là séparément, sur le plan global, national ou bilatéral, se rejoignent brusquement, pour poser des problèmes multilatéraux spécifiquement européens et, en dernière analyse, celui de la nature et du sort de l’Europe elle-même.
La détente et la négociation Est-Ouest se sont déroulées, depuis 1963 et plus encore depuis 1969, sur deux plans parallèles et relativement séparés : d’une part, un plan européen, celui des initiatives françaises puis, et surtout, de l’Ostpolitik allemande, des traités de l’Allemagne fédérale avec l’URSS, la Pologne et la RDA (République démocratique d’Allemagne) et de l’accord sur Berlin ; c’était un plan essentiellement politique et, sauf pour la négociation à quatre, essentiellement bilatéral. D’autre part un plan américano-soviétique, celui du Traité de non-prolifération nucléaire et surtout de la négociation sur la limitation des armements stratégiques (SALT) ; c’était un plan encore plus bilatéral, mais essentiellement stratégique et global.