Ce qui est aujourd’hui en question dans la thèse de Clausewitz, ce n’est pas la présence de la force ni son importance dans la politique, mais la nature de leur relation. Actuellement paralysée au niveau supérieur, nucléaire, la violence se répand sous diverses formes à l’intérieur des États. La distinction jadis classique de Hobbes entre l’état civil et l’état de nature, caractéristiques respectivement des rapports intra- et interétatiques, s’en trouve singulièrement compliquée. À partir de ces réflexions, voici un essai de prospective concernant les diverses manifestations de la violence et les régions du monde qu’elles peuvent affecter.
Texte paru pour la première fois dans le n° 306 de la RDN, en décembre 1971.
Force and Politics Today
[RDN No 306, December 1971] The big question arising today from Clausewitz’s theory concerns neither the presence of force nor its importance in politics, but the nature of their relationship. Whilst currently paralysed at the highest—nuclear—level, violence of all forms is spreading within states. The once classical Hobbes distinction between the civil state and the natural state, which respectively characterise relationships within states and between them, has therefore become singularly complicated. Presented here is an essay based on these thoughts, with regard to the future, the various manifestations of violence and the regions of the world that they could affect.
« Faut-il tuer Clausewitz ? » ou encore : « Clausewitz : un mort qui se porte bien ». Tel est le titre de la pièce qu’à certains égards la réflexion stratégique, politique et philosophique sur le rôle de la violence dans les rapports entre États semble jouer, au moins depuis 1918, sinon depuis l’avènement de l’âge industriel. Que la force soit l’instrument de la politique et la guerre la continuation de celle-ci par d’autres moyens, cette idée clausewitzienne a connu, à notre époque, une alternance et une combinaison continuelles de confirmations et de démentis.
Aux utopies du XVIIIe siècle, de la paix par le commerce, succèdent les guerres napoléoniennes, aux utopies du XIXe siècle, de la paix par la science, par l’industrie ou par la démocratie, succède la guerre de 1914-1918. On semble, dès lors, avec la guerre hyperbolique, la révolution soviétique, la naissance des États totalitaires, entrer dans une ère où Clausewitz se trouve dépassé à la fois par Ludendorff et par Lénine qui, l’un et l’autre, voient dans la politique la continuation de la guerre par d’autres moyens : ni la politique des années trente ni la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale ne semblent les démentir.
Depuis 1945, nouveau renversement : l’optimisme de la paix par l’organisation internationale, caractéristique des après-guerres, celui de la paix par le primat des valeurs pacifiques, de l’intérêt ou de la coopération, se trouvent d’abord mis en cause puis renforcés par le facteur nucléaire – qui apparaît comme porteur d’abord de catastrophe, ensuite d’équilibre. En Europe et entre grandes puissances, la combinaison de la « paix par la terreur » et de la « paix de satisfaction », pour reprendre les termes de Raymond Aron, semblerait éliminer la force de la politique internationale.