Les Soviétiques souhaitent-ils la victoire des partis communistes occidentaux ? Sont-ils prêts à exploiter la crise économique qui frappe certaines démocraties européennes ? De telles questions ne comportent sans doute pas de réponse unique et certaine. La vision dialectique et mondiale de la « corrélation des forces » convainc l’URSS que celles-ci jouent à long terme en sa faveur, mais elle ne tient à exploiter les processus révolutionnaires que dans la mesure où elle peut en garder le contrôle et éviter en particulier les chocs en retour sur son « imperium » ou sa puissance. L’URSS n’a donc pas fait le choix d’une stratégie définitive et garde toujours « deux fers au feu ». Il importe de le savoir pour une appréciation correcte de la situation en Europe et de l’attitude à adopter vis-à-vis de l’eurocommunisme.
Texte paru pour la première fois dans le n° 362 de la RDN, en janvier 1977.
The USSR, Euro-communism and Western Europe
[RDN No 362, January 1977] Are the Soviets seeking victory for Western communist parties? Are they looking to exploit the economic crisis that is hitting some European democracies? Such questions probably have no unique, certain answers. Worldwide debate over correlation of forces has convinced the USSR that it works in its favour over the long term, but the USSR only looks to exploit revolutionary processes insofar as it can maintain control and in particular avoid knocks to its sphere of influence or its power. The USSR has therefore not chosen a definitive strategy, and always keeps two irons in the fire. It is important to know this if a correct assessment of the situation in Europe is to be made and for deciding the attitude to adopt regarding Euro-communism.
En 1975, tous les commentateurs s’efforçaient de dresser le bilan de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe : victoire soviétique, en raison de la tenue même de la réunion, qui consacrait le statu quo en Europe ? Ou victoire à la Pyrrhus, en raison de la manière dont s’était déroulée sa préparation et en raison des thèmes concernant la liberté de circulation des hommes et des idées que l’URSS avait dû accepter de discuter ? Plus généralement, on s’interrogeait sur l’avenir de la politique soviétique envers l’Ouest et sur celui de la détente. Celle-ci était-elle l’instrument d’une stratégie offensive, ou le signe d’une acceptation sincère de la coopération fondée sur le statu quo, ou encore assistait-on à un tournant en faveur d’une politique plus dure et plus centrée sur la modification de l’équilibre militaire (1) ?
1976 – année d’attente, d’élections et d’incertitude – n’a guère apporté de réponses à ces questions. Mais elle en a soulevé d’autres remarquablement parallèles. Cette fois, c’est sur le bilan de la conférence de Berlin des partis communistes d’Europe que l’on s’interroge. Une fois de plus, les uns voient une victoire soviétique dans le fait que la conférence se soit tenue avec la participation des partis occidentaux et surtout, pour la première fois depuis vingt ans, celle des Yougoslaves, et qu’elle ait abouti à un document qui apporte son soutien aux grandes lignes de la politique étrangère de l’URSS ; les autres soulignent le prix que celle-ci a dû payer en acceptant dans les faits (par la procédure de la préparation et du déroulement de la conférence) et dans les termes du document de reconnaître la diversité, l’égalité et l’autonomie des partis communistes. Plus généralement, devant le phénomène dit, assez improprement, de l’eurocommunisme, c’est-à-dire devant l’affirmation par un certain nombre de partis communistes occidentaux (ainsi que par le PC japonais) que leurs conceptions respectives du socialisme seraient différentes du modèle soviétique, notamment au point de vue de la démocratie, certains commentateurs voient avant tout une ruse, acceptée par l’URSS, pour permettre à ces partis d’accéder au pouvoir, d’autres croient que le mouvement communiste international se trouve à la veille d’une nouvelle excommunication ou d’une nouvelle rupture, d’autres enfin considèrent que l’URSS accepte réellement de bonne grâce un changement de nature dans ses rapports avec les partis communistes qui lui permettrait d’échapper au dilemme de la reconquête ou de la scission.
Une fois de plus, nous penchons pour la prudence, en considérant que l’ambiguïté est réelle, qu’elle se trouve à la fois dans la situation objective et dans les intentions des dirigeants soviétiques, que ceux-ci ont tout intérêt, pour l’instant, à reculer l’heure du choix et à garder deux fers au feu, et que la question brutale : « souhaitent-ils, oui ou non, la participation des partis communistes aux gouvernements d’Europe occidentale ? » ne comporte de réponse ni unique ni certaine. Dans les rapports de Moscou avec les partis communistes comme avec les gouvernements en place, comme dans son alternance ou son mélange de subversion et de séduction à l’égard de la Yougoslavie titiste, il s’agit sans doute davantage de prises de gages ou de paris sur une évolution imprévisible que de stratégies méthodiques et délibérées.