Cet exposé répond à certaines des principales questions que nous nous posions sur l’Asie : celle des implications des conflits asiatiques dans les rapports soviéto-américains et celle de la marge de liberté de la politique européenne à l’égard de la Chine. En 1979, Moscou disposait d’une force bien supérieure et d’une volonté expansionniste bien plus forte que Pékin. L’Europe, bien que marginalisée en Asie, se devait de suivre avec intérêt les évolutions à venir en s’interrogeant sur le futur de la Chine. Puissance en devenir ?
Texte paru pour la première fois dans le n° 393 de la RDN, en novembre 1979.
Destabilisation of Asia and Soviet-American-European Interactions
[RDN No 393, November 1979] This exposé looks at some of the principal questions we have about Asia: the effect of Asian conflicts on Soviet-American relations, and the degree of freedom European policy enjoys with regard to China. In 1979 Moscow had far superior forces than Beijing and a far stronger expansionist will. Though now on the side-lines in Asia, Europe needs to follow coming developments closely and question the future of China: a power in the making?
Cette brève intervention portera sur les rapports qui tendent à s’établir entre les deux « triangles » auxquels nous sommes habitués : États-Unis–URSS–Chine d’un côté, et États-Unis–URSS–Europe de l’autre. L’Europe a-t-elle un jeu qui lui soit propre entre l’URSS et la Chine ou bien est-elle simplement tributaire de ce qui se passe dans le triangle États-Unis–URSS–Chine ou encore dans sa propre région, prise comme elle l’est entre les deux Grands ?
Je voudrais préfacer ces remarques par un souvenir : en 1961, époque où je collaborais à l’Institut français d’études stratégiques dirigé par le général Beaufre, celui-ci me dit un jour : « Le général Marshall a deux titres à la reconnaissance des Européens ; l’un est d’avoir fait appliquer son plan pour venir en aide à l’Europe, l’autre d’avoir perdu la Chine. Car si la Chine était restée dans le domaine occidental, on aurait eu des problèmes épouvantables pour la nourrir, pour assurer sa stabilité, tandis qu’aujourd’hui c’est à l’Union soviétique qu’elle crée des problèmes, ce qui en fait un facteur d’équilibre dont l’Europe, confrontée à la puissance soviétique, ne peut que se féliciter ». Alors je lui rappelai la parole du général de Gaulle qui estimait : « Sans doute la Russie soviétique, bien qu’ayant aidé le communisme à s’installer en Chine, constate-t-elle que rien ne peut faire qu’elle ne soit la Russie, Nation blanche de l’Europe, conquérante d’une partie de l’Asie et, en somme, fort bien dotée en terres, mines, usines et richesses, en face de la multitude jaune qu’est la Chine, innombrable et misérable, indestructible et ambitieuse, bâtissant à force d’épreuves une puissance qu’on ne peut mesurer et regardant autour d’elle les étendues sur lesquelles il lui faudra se répandre un jour » (1). Le général Beaufre rétorqua : « Ça, c’est pour plus tard ; dans une première phase, la Chine sert l’Occident contre la Russie ; mais le jour viendra où il faudra peut-être s’allier à la Russie contre la Chine ».
Aujourd’hui, il me semble que les données du problème n’ont pas tellement changé : il y a le fait qu’aujourd’hui la Chine est plus faible devant l’Union soviétique qu’il s’agit d’équilibrer, mais aussi le fait que dès aujourd’hui l’Occident peut avoir des intérêts communs avec l’Union soviétique plus qu’avec la Chine, et surtout que, si un jour celle-ci gagne son pari, elle risque d’être encore plus dangereuse que l’URSS. Alors, comment équilibrer dans le temps ces deux considérations ? Il me semble que c’est le problème auquel se heurtent et les Européens de l’Ouest et les Américains à différents points de vue.