Learning War–The evolution of fighting doctrine in the U.S. Navy, 1898-1945
Learning War–The evolution of fighting doctrine in the U.S. Navy, 1898-1945
Learning War est un ouvrage précieux et d’une grande actualité. Précieux, car il offre une immersion de premier plan dans l’histoire opérationnelle et intellectuelle de l’US Navy au cours des décennies qui l’ont vue passer du statut de simple marine régionale à celui de première marine mondiale. D’une grande actualité, car Trent Hone y met magistralement en lumière les ingrédients nécessaires à l’émergence réussie d’une culture de l’innovation dans un organisme complexe.
Car c’est bien avant tout d’innovation dont il est question ici, tant la période qui sépare la guerre américano-hispanique de 1898 de la capitulation du Japon en 1945 est pour l’US Navy un long moment de fermentation intellectuelle, comme il y en eut rarement. Une fermentation commencée à l’aube du XXe siècle, qui permit in fine à l’US Navy de s’imposer, un demi-siècle plus tard, dans le Pacifique face au redoutable ennemi japonais.
Alliant l’approche historique et l’analyse de l’expert en organisations complexes, Trent Hone décortique pour nous cette évolution. Tout commence avec une marine certes victorieuse en 1898, mais techniquement en retard par rapport aux marines européennes et croulant sous le poids des archaïsmes. Sous l’impulsion de bons maîtres (entre autres, les amiraux Mahan et Sims) et de sponsors politiques (en particulier le président Theodore Roosevelt), cette marine opère à l’aube du XXe siècle une mue en refondant le corps de ses officiers (fusion des officiers de ligne et des ingénieurs, avancement au mérite et non plus à l’ancienneté) et en créant les conditions d’un renouveau intellectuel par une vision stratégique (celle de l’amiral Mahan) et un enseignement performant valorisant la réflexion personnelle (création du Naval War College, qui existe encore de nos jours). En parallèle de cette œuvre de redressement, l’US Navy se dote progressivement, à partir de 1900, d’un système de commandement moderne adossant responsabilités opérationnelles et organiques, qui sera favorablement éprouvé lors du premier conflit mondial.
Sur cette lancée et forte des enseignements tirés de sa participation à la Première Guerre mondiale, l’US Navy vit l’entre-deux-guerres dans un contexte particulièrement porteur pour l’innovation technico-opérationnelle. Trent Hone développe cet aspect à travers deux exemples auxquels il consacre des chapitres dédiés. D’une part, l’exemple de la maturation des systèmes de conduite de tir d’artillerie navale, qui permet en quelques années à l’US Navy de disposer d’une avance considérable dans le domaine de la capacité d’engagement à longue portée. D’autre part, l’exemple de la mise au point d’un corpus doctrinal tactique très élaboré, fondé sur les principes plus que sur les procédés. Trois principes cardinaux marquent ainsi des générations d’officiers : l’agressivité dans le combat naval, la recherche de l’engagement rapide et effectif, et la décentralisation du commandement naval. Avec ces deux exemples, Trent Hone montre comment l’ouverture d’esprit de l’US Navy et l’entretien d’une saine émulation ont été les facteurs essentiels de ces avancées : qu’il s’agisse des concours de tirs d’artillerie ou des War Games destinés à résoudre les fameux Fleet Problems, ces évolutions portent le sceau de la soif d’apprendre et du partage collaboratif du savoir. Dit autrement, l’US Navy développe alors avec succès une culture de l’innovation.
C’est ensuite ce même état d’esprit qui permet à la marine américaine de surmonter la sidération de Pearl Harbor et de remonter la pente face au Japon. Là encore, deux manifestations concrètes de cet état d’esprit sont développées par Trent Hone dans des chapitres dédiés, pour illustrer l’incroyable résilience de l’US Navy. Premièrement, l’invention du CIC (Combat Information Center, ou Central Opérations en français), ce centre névralgique de fusion de l’information tactique aujourd’hui répandu sur les bâtiments du monde. La complexité croissante des situations d’imbrication tactique avec les Japonais – en particulier de nuit – dépassant largement les capacités cognitives du seul commandant, les propositions bottom-up des destroyers engagés dans les îles Salomon (qui d’ailleurs font l’illustration de couverture de l’ouvrage) vont ainsi aboutir à la mise en place d’un organe qui, couplé aux avancées dans le domaine du radar, permet aux Américains de reprendre l’ascendant sur un ennemi japonais beaucoup plus conservateur. Deuxièmement, la mise en place de la doctrine des Task Force organisées autour des porte-avions, qui permettent de concilier le besoin de rapidité dans la manœuvre opérative de reprise des îles (appui aux combats amphibies), le besoin de concentration pour défaire le gros de la flotte japonaise et l’exigence de défense et de support mutuel face à la réponse asymétrique désespérée des Japonais (attaques kamikazes). C’est donc durant la guerre, le « test ultime » de l’innovation selon Trent Hone, que l’US Navy recueille les fruits des conditions qu’elle a créées quatre décennies auparavant. Les chefs de la marine américaine en sont d’ailleurs les premiers produits : l’amiral King, patron de l’US Navy durant le second conflit mondial, est issu de la promotion 1901, tout comme l’amiral Nimitz, vainqueur dans le Pacifique.
Au total, trois facteurs principaux sont mis en avant dans Learning War pour expliquer la formule gagnante de l’US Navy durant ce demi-siècle trépidant. D’abord, la motivation des élites, c’est-à-dire des officiers animés par le mérite et ayant envie d’apprendre. Ensuite, les moyens de la réflexion, c’est-à-dire la création d’un système de partage collaboratif du savoir, au premier titre avec la création du Naval War College. Enfin, les mécanismes favorisant l’innovation, c’est-à-dire les « contraintes » (War Games, compétitions, et ultimement la guerre) qui permettent la quête d’une amélioration continue. En contrepoint, Trent Hone souligne toutefois qu’un tel écosystème n’est pas un long fleuve tranquille et qu’il doit s’accommoder d’une grande « variabilité » (qui peut être difficile à tolérer pour une institution par nature en quête de conformité) dans les pratiques et d’un certain nombre d’échecs inévitables. Par contraste, l’auteur souligne d’ailleurs que cette parenthèse bénie se referme à partir de 1945, les conditions de l’innovation laissant alors naturellement la place, sous l’effet de la croissance exponentielle de l’US Navy , à une nécessaire standardisation des pratiques imposées par le haut.
Learning War est donc une magnifique fresque qui nous parle d’innovation, à notre époque où ce terme est devenu un nouveau mantra. Cette fresque suggère avant tout qu’au commencement de l’innovation sont les conditions de son émergence : « Innovative solutions cannot be imposed or planned. They must be allowed to emerge–by fostering creativity with enabling constraints and harnessing new ideas through feedback mechanisms. In the first five decades of the twentieth century, the Navy was so familiar with this approach that it became a regular occurrence. »
On ne saurait trop recommander Learning War à qui s’intéresse à l’innovation, et au premier chef aux officiers de la Marine nationale, qui a fait de l’innovation l’un des axes de son plan directeur . On peut enfin recommander cet essai à ceux qui ont une vision parfois stéréotypée de l’histoire de l’innovation navale et qui entretiennent – dans les colonnes de la Revue Défense Nationale – l’idée simple selon laquelle les cuirassés étaient, dès l’entre-deux-guerres, des dinosaures condamnés d’avance, mais maintenus dans leur rôle de capital ships par des officiers obscurantistes. Trent Hone tord le cou à cette vision erronée, en montrant comment le porte-avions a été très tôt valorisé dans une US Navy peu encline au conservatisme, avant de s’imposer comme le prolongement naturel du cuirassé en réponse au besoin de concentration de la force dans le combat naval. ♦