Si la Seconde Guerre mondiale voit la fin de l’emploi des cuirassés, il serait vain de considérer que ce type de navire de ligne ait été, dès son origine, un fiasco conceptuel. Le cuirassé n’a cessé d’évoluer au cours du demi-siècle de son emploi. Plus que le porte-avions, c’est le radar qui a bouleversé le champ de bataille naval, permettant de détecter. Dès lors, le cuirassé a été remplacé par le porte-avions capable de délivrer des feux plus loin.
Contre les procès en obscurantisme : retour sur le cas des cuirassés
Countering Proceedings That Hide the Facts: Reviewing the Case for the Battleship
Although the Second World War saw the end of the battleship it would be somewhat superficial to consider this type of warship as a concept flawed from the outset. The battleship developed continuously throughout its fifty years of use and, more than the aircraft carrier, it was radar that changed naval engagement forever by its ability to detect. It was thereafter that the battleship was replaced by the aircraft carrier, able to deliver fire over a far greater range.
En ces temps d’innovation, chacun – en particulier le militaire – est enclin à voir dans le premier tournant capacitaire venu la prochaine « rupture stratégique » : ici les armes hypervéloces, là les vecteurs spatiaux et les armes à énergie dirigée, là encore l’hyperfurtivité, sans même parler des drones en tous genres et des potentialités offertes par le cyberespace. Ce penchant s’accompagne généralement d’une tendance à taxer séance tenante d’obsolescence certaines capacités militaires en service. Et, dans certains cas, cette tendance se double d’une propension à dresser a posteriori des procès en obscurantisme à une histoire militaire revisitée, pour mieux faire ressortir le besoin impérieux de développer une « vision » ambitieuse, au risque de nous faire distancer par nos rivaux. Pour les tenants de ce discours, nos anciens se seraient ainsi trop souvent égarés par conservatisme excessif, refusant de voir l’évidence qu’ils avaient sous les yeux. Et les exemples d’immobilisme sont alors convoqués. C’est l’armée de Napoléon III, mâtinée de colonialisme, qui est défaite en 1870 face à la machine de guerre prussienne. C’est Charles de Gaulle prêchant dans le désert le rôle de l’arme blindée. C’est Donitz plaidant en vain pour un effort massif en faveur de la guerre sous-marine. Faisant figure d’image d’Épinal de l’histoire maritime occidentale, le cuirassé, ce monstre de fer inutile qui aurait régné trop longtemps avant de laisser – enfin – le champ libre à la puissance aéronavale moderne au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
En réalité, les vraies ruptures sont peu nombreuses, et c’est bien souvent la continuité qui est à l’œuvre dans les organisations militaires, en particulier dans des contextes ambigus comme ceux du temps présent. Pour nous en convaincre, nous proposons de revenir ici sur le cas historique des cuirassés, qui furent les rois des mers pendant plusieurs décennies, avant de laisser au milieu du XXe siècle la place au porte-avions et au sous-marin nucléaire comme capital ships. Nous montrerons que, contrairement à des idées bien ancrées, le règne prolongé du cuirassé n’est pas le fruit d’un conservatisme corporatiste et borné, mais un choix éclairé pour répondre au mieux aux incertitudes de la première moitié du XXe siècle, tout en laissant se développer d’autres composantes porteuses d’avenir jusqu’à leur arrivée à maturité. Et, finalement, nous tâcherons d’en tirer quelques enseignements.
Le bâtiment de ligne, capital ship rationnel de son temps
Commençons par rappeler une évidence parfois oubliée : à l’aube du XXe siècle, le cuirassé est d’une grande modernité. Il est la manifestation du triomphe du canon, au sortir de plusieurs décennies d’intenses réflexions techniques et doctrinales, dans un contexte de grande évolutivité technique qui voit passer les marines occidentales de la voile, et du bois à la vapeur et à la cuirasse. C’est en relevant le défi de la précision que le canon s’impose par rapport aux paradigmes de l’éperon et de la torpille. Après des débuts très hésitants (1), c’est en effet l’invention de la conduite de tir qui permet d’imposer le big gun comme outil de la victoire sur mer. Le but de la manœuvre des flottes devient alors, à partir de 1900, de concentrer l’artillerie à longue portée, à vue dans un premier temps puis, à partir de 1914, au-delà de l’horizon. Vecteur de cette arme de décision, le cuirassé équipé de conduites de tir de plus en plus perfectionnées gagne alors progressivement en déplacement sous l’effet conjugué de la cuirasse, de la vitesse et de l’autonomie requises pour combattre. Les écrans de destroyers et de croiseurs légers s’organisent ensuite progressivement autour de ces pièces maîtresses.
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