De Gaulle et les Grands
De Gaulle et les Grands
Encore aujourd’hui, le rôle international du général de Gaulle durant la guerre et sa politique étrangère comme Président suscitent des débats souvent passionnés. Ici, avec cette sorte de « De Gaulle vu par les autres », l’auteur entreprend une œuvre particulièrement originale. En effet, quatorze grands acteurs sont convoqués pour l’occasion, qui témoignent à leur façon de leurs relations avec le Général, que celles-ci aient été confiantes (Adenauer, Kennedy, Jean XXIII, Nixon, Houphouët-Boigny), constructives (Ben Gourion, Nasser), mouvementées (Churchill), détestables (Roosevelt), qu’il les ait rencontrés (y compris Staline et Franco) ou non (Hitler, Tito, Mao). Les grandes aires de civilisation sont réunies, avec un sens heureux de la périodisation et un goût certain pour l’étude des ressorts psychologiques. Au passage, on se souviendra que l’on doit déjà à l’auteur, entre autres, deux essais récents d’histoire contemporaine, particulièrement documentés, L’Ami américain. Washington contre de Gaulle, 1949-1969, ainsi que « On m’insulte en répétant que je veux faire la guerre ». Les entretiens oubliés d’Hitler, 1923-1940.
À tout seigneur tout honneur, l’ouvrage débute avec Churchill, l’alter ego dans le grand malheur des peuples et le frère d’armes, les deux hommes s’entrechoquant comme morceaux de silex (relations congénitales de Londres avec Washington, politique au Levant de chacun des deux pays mandataires, arrivée du Général en France au lendemain du débarquement allié). Dès juin 1940, Churchill n’avait-il pas vu le Général « comme un roc de détermination perdu dans un océan d’abandon » (Éric Branca) ? L’auteur n’oublie pas de rappeler au passage tout ce que la France doit à Churchill dès 1944-1945, personnage fantasque, incommode, brutal, mais également francophile et profondément attaché au rôle européen, voire international, dont devait hériter Paris : siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, secteur d’occupation à Berlin, zone d’occupation en Allemagne. Hitler, Roosevelt et Staline suivent logiquement. Le recours à des sources méconnues ou peu citées (par exemple, la lettre de Charles de Gaulle à sa mère en décembre 1936) permet également de raconter les entretiens saisissants du général avec Staline à Moscou, en décembre 1944, l’auteur maniant avec bonheur la formule révélatrice, à l’égard non seulement du héros prométhéen, mais aussi de personnalités de second rang (diplomates, émissaires secrets…). Avec Houphouët-Boigny, le chercheur couvre la période de la décolonisation ainsi que la « politique africaine » de la France d’alors, des détours par la politique intérieure ajoutant utilement au cadrage historique. Mao est la dernière des grandes figures évoquées, les deux hommes n’ayant pas pu finalement se rencontrer, c’est « le grand rendez-vous manqué » relève l’auteur. De fait, dès 1964, la France avait établi des relations diplomatiques avec la Chine, le Général faisant valoir « le poids de l’évidence et celui de la raison ».
Avec cet ouvrage volontairement composite, mais d’autant plus stimulant, nous sommes donc en présence d’une galerie de portraits, ou plutôt d’un jeu de miroirs. De fait, chaque vision est tout à la fois différente ou divergente (le Général pouvait être lui-même contradictoire dans le temps), mais complémentaire, tant la gestion des événements et la conduite des affaires par le général de Gaulle sont empreintes de pragmatisme et d’une ambivalence souvent créatrice : elles ne se résument pas à ce qu’elles paraissent être. En ce sens, De Gaulle et les Grands est un ouvrage de géopolitique qui échappe à l’hagiographie, privilégiant les représentations des uns par les autres, les perceptions croisées, la mise en regard des destins contrariés et la mise en perspective des grandes bascules historiques. Par-delà la diversité des régimes politiques et le choc des personnalités, le destin des États et la marche des peuples sont toujours présents comme des évidences, malgré l’imminence de la défaite, le vertige du désespoir ou l’âpreté des confrontations. Il y a sans doute une dimension nietzschéenne dans la relation de De Gaulle à l’histoire, lui si pétri de la notion ontologique de nation (le terme même de nation renvoyant à l’idée de naissance).
Bien sûr, dira-t-on, il eût fallu inviter également Brejnev, Ceausescu, Sihanouk, Nehru ou Indira Gandhi (une femme, enfin !), un grand dirigeant latino-américain (lequel ? Castro ?), tant d’autres… Mais le livre n’aurait pas eu de fin et qui trop embrasse… De toute façon, une leçon se dégage de cet ouvrage qui est en même temps un essai, et elle se suffit à elle-même : si l’Histoire est tragique, le tragique de l’Histoire peut se combattre. ♦