Et après ?
Et après ?
Dans le flot des analyses à chaud de l’après crise sanitaire, les éditions Fayard se distinguent en publiant coup sur coup les courts essais de Philippe de Villiers (1) et d’Hubert Védrine, deux observateurs avisés de la vie politique qui ont mis à profit leurs retraites de confinés pour tenter d’identifier les grands enseignements de cet épisode inédit. Prenant acte du caractère unique de ce qu’il nomme le « premier trauma universel » (4,5 milliards d’humains confinés en même temps en avril 2020 et pire récession économique depuis 1930), l’ancien ministre des Affaires étrangères s’attache dans Et après ? à identifier les enjeux de l’après crise sanitaire. Car s’il est acquis que rien ne sera jamais comme avant, Hubert Védrine estime que tout ne changera pas pour autant, et que la fenêtre de « disponibilité intellectuelle » des décideurs et des peuples pour traduire en décisions concrètes les leçons de la crise Covid-19 est tout au plus de deux années. Un temps très court, qui justifie selon l’auteur d’agir rapidement, mais sans précipitation, pour ne pas payer les conséquences d’une reprise bâclée et d’un retour à une forme d’aveuglement sur les risques de renouvellement d’une telle pandémie. De quels tournants est-il donc question, alors que l’humanité sort du tunnel de la première vague ?
D’un tournant économique, d’abord, l’Occident étant désormais contraint de tirer les conséquences de l’irresponsabilité généralisée et des interdépendances excessives que quatre décennies de mondialisation sans entraves ont enfantées. S’y ajoute la nécessité de traiter la « contradiction existentielle » entre écologie et croissance économique à tout prix, Hubert Védrine analysant avec justesse la nuance entre la « remise en route économique », que tout le monde souhaite, et un « retour à la normale », que personne ne saurait accepter dans le « monde d’après ». Une remise en route économique qui devra tirer parti de l’émergence de ce que l’auteur nomme la « rationalité écologico-économique », c’est-à-dire la reconnaissance par les investisseurs que leur intérêt objectif est de maîtriser les conséquences écologiques de leurs décisions.
D’un tournant écologique, ensuite, ou plutôt « d’écologisation », terme jugé plus adapté au dépassement des clivages politiques autour de la question environnementale. Ici, sont passés en revue les enjeux de transformation pour l’agriculture, l’énergie, l’industrie, les transports, le bâtiment, mais également le système financier, lui aussi porteur d’enjeux en termes d’écologisation. Dans ce domaine, on appréciera la mise au point d’Hubert Védrine sur le masochisme français vis-à-vis de l’énergie nucléaire, qui n’est selon lui « ni assumée, ni expliquée » par nos gouvernants depuis trop longtemps. Et on appréciera également son regard apaisé sur le rapport de l’homme à la nature, loin des positions arc-boutées des écologistes qui, s’ils prétendent que les faits leur donnent raison, se limitent à proposer depuis des années des solutions inapplicables.
D’un tournant politique, enfin, alors que la crise a été un accélérateur des contestations, le plus souvent dans la plus grande confusion, les Français demandant à la fois tout (plus d’État, plus de soignants, plus d’autorité, plus de valorisation des petits métiers de proximité, etc.) et son contraire (plus de liberté, moins de règles, moins d’impôts, plus de grands magasins ouverts, etc.). Saluant ici la chute du tabou protectionniste sous l’effet de la crise (il est enfin autorisé de penser que l’on doit parfois légitimement se protéger au sein d’une démocratie) et le retour du pragmatisme sur les questions de souveraineté, l’ancien locataire du Quai d’Orsay examine tour à tour les enjeux politiques de l’après crise au niveau mondial, européen et national. Pour la France, on retiendra ses quatre préconisations : une meilleure prise en compte du long terme par la création d’un commissariat au Plan, la création d’un poste de vice-Premier ministre pour l’écologisation couplée à la remise en place d’un ministère de l’Industrie, la création d’un ministère de la Santé publique au cadre d’action plus large que l’actuel ministère de la Santé, et enfin l’amorce d’un vigoureux redressement industriel, au premier chef dans les domaines stratégiques que sont la santé publique et les technologies d’avenir. Pour l’Europe, il s’agit tout bonnement de sortir de l’impuissance et de la dépendance, comme le rappelle régulièrement Hubert Védrine dans ses analyses sur le sujet européen. Et pour le monde, il s’agit de ne pas s’aveugler sur la solidarité d’une supposée communauté internationale qui n’a jamais existé, tout en gardant en tête que le multilatéralisme ne sera suivi que s’il fait ses preuves… notamment lors de la « course de haies » des sommets de la rentrée (assemblée générale de l’ONU, du FMI et de la Banque mondiale, réunions du G7 et du G20, conseils européens exceptionnels, COP, etc.).
Au fil d’une vingtaine de chapitres incisifs, Hubert Védrine identifie ainsi les « rendez-vous à ne pas manquer » et pose la question du « prix de la relance » alors que l’opinion est massivement en faveur d’un changement… Tout l’enjeu étant justement d’identifier les contours réalistes de ce changement.
Sous la plume claire de l’homme d’État qui se distingue par son aptitude à expliquer simplement ce qui est complexe, émerge chez le lecteur le sentiment un peu angoissant que la tâche à accomplir est énorme et que le temps presse… alors que la disponibilité des esprits pour décider et accepter le changement ne serait « que » de six cents jours. Six cents jours, n’est-ce pas d’ailleurs le temps dont dispose le nouveau gouvernement français pour produire des effets ? ♦
(1) Philippe de Villiers : Les Gaulois réfractaires demandent des comptes au Nouveau Monde ; Fayard, 2020 ; 162 pages.