Les Études stratégiques en France sous la Ve République - Approche historiographique et analyse prosopographique
Les Études stratégiques en France sous la Ve République - Approche historiographique et analyse prosopographique
Matthieu Chillaud, chercheur français confirmé en relations internationales et études stratégiques (1), publie cet ouvrage issu de sa thèse d’histoire contemporaine soutenue sous le titre Les études stratégiques en France sous la Ve République. La structuration d’un champ disciplinaire au service d’une politique. L’objet de ce livre, comme celui de la thèse, est de proposer au public initié une analyse approfondie du statut et de la place – problématiques – des études stratégiques en France, essentiellement au regard de leur relation à l’État. Pour Chillaud, cela a entraîné non seulement un problème d’identification du champ d’étude et de recherche lui-même, qui persiste jusqu’à aujourd’hui, mais aussi des difficultés insurmontables à son développement normal dans le champ du savoir.
L’auteur a volontairement circonscrit une période dont la singularité se traduit pour lui par la « nature particulière » des relations entre l’État et les études stratégiques depuis le début de celle-ci : il décrit en effet « l’étrange tâtonnement, voire l’étonnante confusion de l’État qui, depuis 1958 alterne inlassablement soutien, ouverture, indifférence, réticence, méfiance, parfois hostilité, pour (…) promouvoir (les études stratégiques) dans le milieu militaire et civil » (2). Beaucoup de ceux qui s’intéressent à ce sujet considèrent cette période comme évidente : la Ve République s’ouvre en effet par « l’intervention » des militaires en politique, en même temps que par l’arrivée au pouvoir suprême du plus célèbre d’entre eux, qui aura à la fois fortement contribué à la pensée stratégique de ce pays ainsi qu’à la mise au pas de ses principaux producteurs (les officiers).
L’intérêt de l’ouvrage de Chillaud est à situer au moins à deux niveaux : historiographique et politologique. On doit tout d’abord louer la très grande richesse de l’apport historiographique, et pourrait-on dire plus généralement la tentative d’embrasser et de jeter de la lumière de manière scientifique sur la structuration des études stratégiques, à propos de laquelle, comme le montre la bibliographie (3), on trouve peu d’informations et quasiment pas d’analyses (4). L’auteur réussit une synthèse intelligente et intelligible en mêlant tout au long de l’ouvrage l’exposé d’une quantité phénoménale de faits, de noms et de références, et le développement d’une thèse parfaitement claire et rigoureusement démontrée ; cela à l’aide d’exemples et de sources très nombreuses et de toutes sortes, mais surtout d’anecdotes et de récits soit entendus, recueillis de la bouche même des auteurs et des acteurs (5), soit de la patiente consultation d’archives souvent inédites et exhumées parfois avec la plus grande difficulté. C’est pourquoi son travail de « cartographie » des chercheurs en études stratégiques (6) est particulièrement intéressant, ainsi que l’étude des lieux d’expression de la pensée stratégique (notamment les revues). On aurait toutefois aimé davantage de développements sur ce que l’auteur appelle les « vecteurs » de cette pensée, et peut-être une analyse comparative (notamment avec les revues anglo-américaines) (7) qui permette de mettre encore davantage en lumière l’élément caractéristique de la situation française, c’est-à-dire son cadre politiquement très contraint (8), qui a des conséquences aussi bien au plan de la qualité intellectuelle qu’à celui de la quantité de la production : le contrôle de la conformité ne peut jamais (9) être une garantie de qualité, c’est-à-dire, sur le plan intellectuel, de l’originalité et de la profondeur de la réflexion.
L’analyse proposée sur ces liens de domination-soumission qui unissent l’État et la réflexion stratégique est l’autre grand intérêt de l’ouvrage de Chillaud. Il y a là un constat – pour certains un reproche – classique. Tout au long de la démonstration de l’auteur, on identifie ces liens à deux niveaux principaux : d’une part la domination du champ d’étude et de recherche lui-même, en quelque sorte sur le fond, et d’autre part sur le plan de l’organisation, au sens très général de la configuration des études stratégiques elles-mêmes comme une sorte de propriété de l’État.
Chillaud décrit parfaitement et précisément les vicissitudes de la définition des études stratégiques elles-mêmes et de leur « reconnaissance », les infortunes de leur institutionnalisation, mais aussi finalement la pratique du contrôle de la pensée stratégique elle-même du fait de la présence de la censure, réelle ou supposée, ayant favorisé l’établissement d’une sorte de principe tacite de validation par les « autorités » des cadres de la réflexion, de l’utilisation des concepts et de leur pertinence, de leur acceptabilité… Nous comprenons ainsi pourquoi la politique de l’État, quelle qu’elle soit, ne peut déboucher que sur une sorte de stérilisation du champ. Chillaud lance d’ailleurs à plusieurs reprises des pistes de comparaison pertinentes avec le champ des relations internationales ou celui de la criminologie. Par exemple, la reprise du lamento bien connu sur la problématique de la « reconnaissance » des études stratégiques comme discipline autonome à l’université et dans l’enseignement supérieur de manière générale est à notre sens à relier à un problème spécifiquement français de la conception des fonctions de l’État. Partout ailleurs (ou presque – en tout cas dans les démocraties), la structuration des champs, l’organisation de l’enseignement, la structuration de la recherche, ne sont dominés ni même organisés – encore moins soumis à autorisation – par l’État. Si nous y réfléchissons bien, quelle légitimité a l’État pour « reconnaître » une discipline académique, établir la vérité historique ou scientifique, ou définir les programmes d’enseignement de telle ou telle matière, ou encore la procédure ou les critères de collation des diplômes, voire le recrutement des enseignants-chercheurs ? Quel Anglais, quel Américain (pour ne prendre que des exemples que nous connaissons) pourrait lire sans sursauter que « le contexte idéologique de la production des études stratégiques durant la Ve République était étroitement lié à la volonté gaullienne de faire table rase de la pensée liée aux guerres de décolonisation » (10) ? C’est ainsi, en toute logique, que « non seulement l’apport des sciences sociales n’était pas forcément analysé comme une plus-value mais, de plus, l’expertise extérieure était isolée et quasiment vue comme un parasite par des structures ministérielles et des agences internes de l’État dans lesquelles on estimait avoir le monopole de la compétence et surtout de la légitimité pour penser, et a fortiori conduire, les problèmes relevant des questions stratégiques » (11)… Il est bien sûr ici également question du caractère quasiment structurel de la domination de ce que l’on appelle communément le « parisianisme » et de la vision des « grandes écoles » (12). Il est clair que toute initiative et toute démarche non parisiennes et non politico-bureaucratiques, qu’elles se manifestent à propos de l’organisation ou du contenu des études stratégiques, sont vouées à plus ou moins long terme à l’échec ; mais comme le montre Chillaud, c’est aussi le cas in fine pour la politique menée par le Centre : il rappelle ainsi opportunément – à l’intérieur d’une conclusion extrêmement riche sur les errements de l’État, notamment dans son obsession de la « réforme » des études de défense, stratégiques, de sécurité… – le mot très sévère de Dominique David, publié ici même : « tous les mécanos institutionnels des trente dernières années ont échoué » (13). Ce terrible constat ne peut-il d’ailleurs s’insérer dans une analyse plus générale ? La domination par l’État des études stratégiques sous la Ve République semble finalement analogue à sa domination absolue de toute politique, voire de toute action sociale, qu’il s’agisse (pour ne citer qu’eux) de l’aménagement du territoire, de l’agriculture, de l’éducation et de la formation… ou encore de la santé, comme l’a tristement démontré la « politique » menée par la bureaucratie sanitaire dans la crise que nous traversons. Chillaud propose au début de son livre de démontrer « comment l’environnement politique, militaire, administratif et universitaire de la France sécrète des idiosyncrasies qui affectent directement les études stratégiques en tant que champ disciplinaire » (14). Objectif atteint ! ♦
(1) Pour l’auteur, « les études stratégiques sont construites, d’une part, par les discours des stratèges, et d’autre part, les pratiques des stratégistes. Les premiers produisent une pensée pour l’agir (une pensée des praticiens engagés dans l’action d’alors ou dans la conception et la préparation de l’action future), alors que les seconds construisent une pensée pour la réflexion (les événements passés, présents et futurs sont alors des objets de connaissance et d’explication) » (p. 126).
(2) P. 15.
(3) Où l’on aimerait d’ailleurs pouvoir profiter d’une classification thématique.
(4) Quand il y en a, ce sont souvent des « points » à l’occasion de la réémergence périodique du serpent de mer de la structuration de la coopération politico-militaro-universitaire.
(5) La consultation des annexes de la thèse révèle plus de 100 entretiens, directs ou téléphoniques. L’importance capitale des entretiens avec les acteurs ne devrait jamais être sous-estimée, notamment en histoire, comme l’a montré l’extraordinaire travail de l’historien américain Bryan Mark Rigg, La Tragédie des soldats juifs d’Hitler, Éditions de Fallois, 2003.
(6) Chapitre 1.
(7) L’auteur de ces lignes avait commis deux notes comparatives sur ce sujet aux débuts de la revue Inflexions, dont elle s’est, un temps, enorgueillie de faire partie du comité de lecture (voir in n° 2 et n° 3, dans la rubrique « Commentaires », respectivement p. 187-192 : « Commentaire sur le premier numéro de la revue », et p. 226-233 : « Le débat sur les affaires militaires aux États-Unis »).
(8) Voir p. 15-16 dans l’introduction et aussi le chapitre 2 « Les études stratégiques en orbite autour des options politiques de la France : 1. La subordination de la réflexion stratégique au pouvoir politique ; 2. Le quasi-monopole de l’État comme concepteur, stimulateur et consommateur de la réflexion stratégique ».
(9) Sauf pour les censeurs, ou pour les bureaucrates (qui eux parlent d’ailleurs aujourd’hui de « contrôle qualité »).
(10) P. 15.
(11) Ibidem.
(12) Viviers privilégiés comme chacun sait de la bureaucratie d’État.
(13) Dominique David : « Les études stratégiques en France : plaidoyer pour une vieille Lune », Les Cahiers de la RDN, « La pensée stratégique : une vocation pour l’École militaire », juillet 2009, p. 116-125, cité p. 213.
(14) P. 19.