Conclusions
Les vulnérabilités de l’URSS sont nombreuses, mais on ne peut dire qu’elles portent réellement atteinte à sa puissance. Il en va différemment de la crise polonaise. Si celle-ci continuait à s’étendre, elle poserait à l’Union soviétique des problèmes de très grande ampleur.
D’ores et déjà, elle marque un tournant dans la perception même de la force soviétique.
I. - Vulnérabilités géographiques et politiques
Tous les auditeurs les connaissent. Elles ont d’ailleurs été mentionnées au cours du colloque. Je me borne à les rappeler pour mémoire : les distances sont énormes en URSS, les lignes de communications très étendues, les voies ferrées surchargées, les routes médiocres ou mauvaises. Ainsi, les chemins de fer soviétiques transportent plus de la moitié du tonnage kilométrique mondial et les axes Est-Ouest sont très chargés.
Les frontières de l’URSS sont bordées de pays que le Kremlin considère comme peu sûrs ou hostiles (Chine, Iran, Turquie, Europe de l’Otan, sans oublier l’Afghanistan). Le climat russe est très dur, glacial dans le nord et dans l’est, rigoureux sur tout le centre du continent. L’URSS ne débouche que sur deux mers fermées (Baltique et mer Noire). La population est hétérogène et très inégalement répartie. Les zones frontières sont peu peuplées et donc plus difficiles à protéger.
II. - Vulnérabilités tenant à la situation démographie
L’URSS souffre d’une croissance démographique faible dans l’ensemble. D’ici 1995, la population active n’augmentera pas d’un taux supérieur à 15 %.
D’autre part, les diverses ethnies groupées au sein de l’URSS ne progressent pas au même rythme. La population de souche slave et balte ne s’accroît que très faiblement (taux de natalité moyen : 15 %).
La population musulmane d’Asie Centrale se développe deux fois plus vite (30 %) ; compte tenu du fait que les migrations de ces populations s’effectuent de façon différente (les campagnes de la Russie d’Europe et de l’Ukraine Occidentale se dépeuplent, celles du Caucase et de l’Asie Centrale s’accroissent), on aboutit à cette situation paradoxale que les richesses (nouveaux gisements de matières premières) sont au Nord et à l’Est, la main-d’œuvre potentielle au Sud et l’équipement industriel ainsi que la main-d’œuvre très qualifiée à l’Ouest. Les zones de peuplement ne correspondent pas aux besoins économiques. L’équilibre démographique entre Slaves et non Slaves disparaît progressivement au bénéfice de l’Asie Centrale.
III. - Vulnérabilités économiques
L’agriculture demeure une des vulnérabilités sensibles de l’économie soviétique : la récolte de 1981 sera encore déficitaire et l’URSS devra importer du blé de façon massive. Le gouvernement est obligé d’importer, presque chaque année – en particulier des États-Unis – plusieurs millions de tonnes de céréales. On en connaît les motifs : mécanisation insuffisante, faible utilisation d’engrais, production déficiente d’aliments pour le bétail, goulot d’étranglement dans les transports, techniques dépassées de stockage et de conservation des produits agricoles, une incurie généralisée au niveau de la production, de la transformation et de la distribution. Le parti, le gouvernement et la presse soviétiques sont les premiers à relever ces insuffisances. M. Brejnev en fait, périodiquement, état dans ses discours. Les deux quotidiens et la presse spécialisée critiquent, souvent sévèrement, la gestion de l’agriculture soviétique. À la base, ce sont les kolkhoses et les sovkhoses, c’est-à-dire les structures de la production, qui sont responsables de cette productivité dérisoire en dépit d’investissements massifs (27 % du total des investissements du Xe plan).
Et cependant, en 1980, une subvention de 25 milliards de roubles a été affectée au soutien des prix agricoles. Il n’y a qu’à comparer le rendement des surfaces collectives avec celui des lopins individuels, qui représentent 30 % de la valeur ajoutée agricole et qui n’utilisent que 3 % de la surface du sol, pour saisir la cause profonde du déplorable rendement agricole en URSS.
Cela dit, ainsi que l’observe M. Sokoloff, l’agriculture ne devrait pas être une cause d’explosion du système. De 1953 à 1975, elle a progressé par paliers successifs atteignant – exceptionnellement – des pointes de 220 à 230 millions. Selon lui, il n’y a donc pas de menace de famine. C’est plus un problème d’élevage (fourrage) que d’alimentation auquel les autorités répondent en transformant l’alimentation du bétail et en manœuvrant au mieux pour calmer les mécontents.
L’arme économique s’est révélée difficile à manier. M. Carter a suspendu les exportations de blé ; M. Reagan, sous la pression des fermiers américains, a dû mettre fin aux sanctions. De leur côté, les Soviétiques n’ont pas attendu la levée des sanctions pour les tourner en achetant, notamment, du blé en Argentine. C’est donc une arme, en partie émoussée. Sans doute, Washington et ses alliés auront-ils recours aux sanctions à une échelle massive si l’Armée rouge pénétrait en Pologne. Mais, d’une part, on peut s’interroger sur la fermeté des gouvernements grands producteurs de céréales et sur la durée de ces sanctions ; d’autre part, on ne peut sous-estimer, dans les pays démocratiques, la réaction des milieux agricoles et l’efficacité de leurs groupes de pression. Les Canadiens viennent de signer avec les Soviétiques un accord portant sur la livraison de 25 millions de tonnes de blé, répartie sur cinq ans. Quant aux Américains, ils ont conclu un accord portant sur la vente de 6 millions de tonnes de blé aux Russes.
Quoi qu’il en soit, il semble bien que depuis vingt ans le citoyen soviétique voit s’améliorer lentement mais régulièrement sa consommation de pain et de viande.
En résumé, l’agriculture demeure une vulnérabilité sensible en URSS. Elle ne deviendrait très préoccupante qu’en cas de conflit généralisé.
Dans les recherches et technologies de pointe, l’URSS a parfois un retard important par rapport à l’Occident, sauf dans des domaines estimés prioritaires (centrales nucléaires classiques, recherche fondamentale dans la fusion thermonucléaire et dans les accélérateurs, vols cosmiques).
En revanche, l’URSS paraît loin des pays occidentaux, et notamment des États-Unis, dans trois domaines essentiels pour l’économie : l’informatique, la microélectronique et les robots ; l’Union Soviétique fait d’énormes efforts pour réduire les retards (semi-conducteurs, lasers, etc.), mais l’écart demeure, et rien ne permet de penser, actuellement, que l’URSS puisse facilement, pendant la décennie 1980, rattraper l’Europe et l’Amérique.
En matière d’énergie, il n’y a pas, à première vue, de vulnérabilité soviétique. L’URSS se situe tout à fait en tête, dans le monde, pour la production des principales ressources actuelles et potentielles d’énergie. Cependant, les prévisions du dernier plan l’indiquent, la production de pétrole risque de demeurer à peu près stagnante pendant le nouveau quinquennat ; en effet, l’exploitation de nouvelles richesses pétrolifères se fait de plus en plus au Nord et à l’Est, et on a beaucoup de mal à trouver de la main-d’œuvre qualifiée pour ces régions ; les transports en provenance de l’Est (pétrole, gaz, charbon) sont de plus en plus lents et de plus en plus coûteux.
Pour rendre les gisements anciens compétitifs, pour trouver et exploiter de nouveaux gisements, pour transporter le combustible, les Soviétiques doivent faire appel aux Occidentaux tant pour le matériel que pour le know-how.
Il y a donc tout un effort de reconversion à entreprendre, notamment en augmentant la production de gaz, de charbon et d’énergie nucléaire. Il faut aussi réduire le gaspillage d’énergie qui, dans un pays tel que l’URSS, est énorme.
Il y a aussi lieu de continuer à vendre les matières premières énergétiques (70 MTP), vers les pays occidentaux pour se procurer des devises (50 % en 1980).
Il est enfin nécessaire, pour maintenir la cohésion et la dépendance des pays du CAEM (Conseil d’assistance économique mutuelle, COMECON), de leur fournir 80 MTP à un prix inférieur de 20 % aux prix mondiaux, à hauteur de 65 % de leurs besoins en 1980.
En résumé, pendant les dix ou vingt années à venir, l’URSS ne manquera pas de matières premières énergétiques. Encore faudrait-il qu’elle réussisse cet effort de reconversion et d’accroissement de la production vers le gaz (qui semble en bonne voie avec la RFA, au vu de la fourniture par ce pays à l’URSS de tubes et de matériel spécialisé), le charbon et le nucléaire.
IV. - Les failles militaires
Il est superflu d’insister sur l’importance de l’arsenal militaire soviétique. L’armée, dans son ensemble, est la grande réussite de l’URSS ; non seulement aucun pays n’envisage de s’attaquer à la puissance militaire soviétique (il n’y a que des affrontements indirects entre l’URSS et les États-Unis au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine), mais les forces militaires soviétiques dissuadent, par leur puissance stratégique et conventionnelle, tout agresseur potentiel.
La menace militaire soviétique est si profondément ressentie, notamment en Europe, qu’elle contribue au développement du neutralisme (Europe du Nord – Allemagne), ou à celui de la finlandisation.
Cette puissance militaire, qui s’appuie sur une population nombreuse, un territoire immense, un climat hostile, une réserve considérable de matières premières stratégiques, un pouvoir très concentré, présente néanmoins des failles.
Certaines tiennent aux dimensions du pays. Il y a quatre flottes éloignées les unes des autres, dont deux dans des mers fermées. Pour les forces terrestres, les lignes de communication sont très longues et vulnérables.
D’autres failles tiennent à la situation politique internationale. L’URSS compte au moins deux ennemis potentiels (Occident-Chine).
En ce qui concerne les personnels, c’est une armée de conscription dont la troupe et la quasi-totalité des sous-officiers sont composées d’appelés. Il semble bien que la formation des petits cadres et de la troupe (sauf les unités d’élite) soit en général restée très classique. L’entraînement de certaines catégories de personnel, notamment les pilotes d’avions et les équipages de la flotte, est considéré par certains experts occidentaux comme insuffisant. Sans sous-estimer la puissance des forces conventionnelles de l’armée soviétique (blindés, forces aériennes, DCA, forces sous-marines), il faut noter que ses capacités d’intervention à longue distance présentent quelques lacunes (moyens amphibies, aviation d’appui embarqué, logistique navale).
Deux membres du colloque, le colonel Paris et M. Labayle-Couhat, ayant analysé avec compétence et précision les autres failles militaires de la puissance soviétique, je ne peux qu’inviter le lecteur à se référer à leurs articles.
Ce n’est pas, à première vue, l’industrie d’armement et de pointe qui constitue une faille dans la puissance militaire soviétique ; non seulement l’URSS paraît être en avance dans les missiles antiaériens, les missiles contre navires, les missiles balistiques, la propulsion des navires, mais elle comble son retard en aérodynamique, pour les MIRV, pour les systèmes nucléaires tactiques, peut-être même pour les lasers.
Mais l’industrie d’armement n’arrive, vraisemblablement, à ces résultats
– que parce qu’elle bénéficie d’une priorité absolue dans l’attribution des moyens en ressources et en personnel,
– que parce qu’elle est chargée de produire des équipements très sophistiqués, quels qu’en soient les coûts.
On peut en déduire que l’industrie d’armement soviétique produit bien mais très cher et que toute accélération de la course aux armements – c’est le cas actuellement – pèse lourdement sur ses coûts. Les transferts de crédit qui, de ce fait, s’avéreront nécessaires, se font évidemment au détriment de ceux réservés à améliorer le niveau de vie de la population, c’est-à-dire aux dépens du consommateur.
VI. - La Pologne
Les vulnérabilités que je viens d’exposer – il en est d’autres – n’ont pas empêché l’URSS de forger un appareil militaire qui égale s’il ne dépasse celui des États-Unis, de devenir la deuxième puissance industrielle du monde et de permettre au peuple soviétique de bénéficier d’un niveau de vie qui, s’il est encore relativement bas par rapport à celui des démocraties occidentales, s’est très sensiblement amélioré depuis vingt ans.
La crise polonaise, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui, n’est pas une vulnérabilité comme les autres.
Elle est, dans l’histoire récente de l’URSS, un phénomène tout à fait nouveau et beaucoup plus dangereux car il risquerait, s’il s’étendait, de porter atteinte à la puissance et à la sécurité de l’Union soviétique. Il convient donc d’examiner, en premier lieu, comment se présente aujourd’hui la situation en Pologne, situation qui est, d’ailleurs, en constante évolution.
Pour un observateur français qui s’y est rendu le printemps dernier, le changement le plus spectaculaire est l’effondrement de l’économie polonaise : nombreuses usines en situation de chômage technique, fréquence des coupures d’eau et d’électricité, désorganisation des transports. Il n’y a guère d’espoir que la situation s’améliore. « De plus, un peu partout, au sabotage par l’absentéisme et la négligence répond le sabotage par l’incompétence. La société polonaise n’est pas en grève ; elle a simplement cessé de travailler ». La principale explication de cette attitude de la population réside dans les incroyables difficultés de la vie matérielle : deux à trois heures par jour sont nécessaires pour faire la queue. Ces difficultés matérielles sont néanmoins supportées avec une extraordinaire patience. Selon le même observateur, la discipline sociale des Polonais est due à deux facteurs principaux :
– l’influence de l’Église, dont le rôle est, dans l’ensemble, modérateur ;
– le sentiment de libération que chacun éprouve depuis le début des événements de Pologne.
« Sans doute existe-t-il des divisions internes au sein de “Solidarité”, mais ses dirigeants restent prudents et ont le sens du compromis. Pour le moment, bien qu’ils détestent le régime communiste, ils ne remettent pas en question l’alliance soviétique. Les divisions de “Solidarité” demeurent d’ailleurs limitées et, surtout, M. Walesa dispose toujours d’une extraordinaire popularité. Il bénéficie notamment du soutien, un peu voyant, de la hiérarchie catholique. En fait, Lech Walesa incarne un mouvement polonais qui est d’apparence syndicale, mais qui est aussi religieux, et surtout national. Le but ultime est de soustraire la Pologne à la domination soviétique, mais les dirigeants de “Solidarité” sont prudents et se donnent plusieurs années pour atteindre ce but ».
Leur modération s’explique par la pression de l’Église qui ne veut pas risquer les importantes positions qu’elle a acquises en Pologne et par les dangers encourus en cas d’intervention militaire soviétique.
La situation du parti n’apparaît guère plus homogène que celle de « Solidarité ». Si le nouveau mouvement syndical a su avec habileté incarner les espoirs de la nation polonaise, sans cependant heurter directement la partie modérée du gouvernement et du POUP (Parti ouvrier unifié polonais), il n’en est pas de même du pouvoir communiste qui, avant le congrès du 14 juillet, s’était scindé en deux courants ; une aile dure prosoviétique qui cherchait à profiter des moindres incidents pour tenter de reprendre son influence, une aile libérale, qui subissait l’attraction de « Solidarité » et se montrait beaucoup moins prudente que le mouvement de Lech Walesa.
Les Soviétiques et la Pologne
La lettre adressée par le comité central du parti communiste soviétique, datée du 5 juin 1981, au comité central polonais ne signifie pas que les Soviétiques aient décidé d’occuper militairement la Pologne, mais elle marque clairement qu’une étape très importante a été franchie dans l’escalade entre Moscou et Varsovie.
Le ton est d’ailleurs très sévère vis-à-vis des dirigeants du POUP, et la lettre contient un appel au parti pour « qu’il trouve en lui-même les forces pour renverser le cours des événements et les remettre, avant même le congrès, dans la bonne voie ».
On comprend que l’URSS soit inquiète. C’est sans doute, depuis la seconde guerre mondiale, le plus grave défi qui lui ait été lancé. Il concerne, en effet, une des zones les plus sensibles de son glacis, un pays vital pour ses communications avec l’Ouest, notamment avec la RDA et, au-delà, avec la RFA, une nation de plus de 36 millions d’hommes qui, sans être l’alliée la plus fiable du Pacte de Varsovie, a jusqu’à présent été fidèle à ses engagements.
Si l’expérience polonaise réussissait, c’est-à-dire si le mouvement « Solidarité », appuyé sur un parti communiste libéral, arrivait à ses fins, non seulement le prestige de l’Union soviétique serait atteint mais la contagion pourrait s’étendre dans les pays de l’Est et la puissance de l’Union soviétique en serait ébranlée. On irait, en Europe, vers un équilibre différent.
Si jusqu’à présent, en dépit d’une presse très critique, parfois menaçante, les Soviétiques ne sont pas intervenus militairement, c’est parce qu’ils mesurent les risques d’une telle entreprise aussi bien en Pologne qu’en Europe et dans le monde.
D’abord, la Pologne n’est pas la Tchécoslovaquie. À Moscou, on sait qu’une occupation armée ne serait pas une promenade militaire. Il est probable, presque certain, que les Polonais, soutenus par une partie de l’armée nationale, résisteraient, notamment dans les villes. Des effusions de sang seraient inévitables.
Les répercussions internationales ne seraient pas moins graves. Les Américains et leurs alliés ont averti à plusieurs reprises le Kremlin que, s’il y avait invasion militaire de la Pologne, ce serait la fin de la détente, la rupture définitive des négociations sur les armements, l’arrêt des échanges économiques, l’application de sanctions, bref la mise en route d’un mécanisme qui, théoriquement, isolerait l’URSS du reste du monde.
De plus, les courants de neutralisme qui se manifestent depuis quelque temps en Europe du Nord et en Allemagne, et que Moscou favorise, perdraient de leur force. D’autre part, la mise en place des fusées Pershing, si redoutées par le Kremlin, deviendrait difficile à éviter.
Enfin, la rencontre au sommet avec M. Reagan, tant souhaitée par M. Brejnev, serait remise aux calendes grecques.
Le coût final de l’opération serait donc très élevé, et on comprend que l’URSS hésite à l’entreprendre.
Depuis cet exposé, la situation a, naturellement, évolué en Pologne, encore que les forces en présence demeurent les mêmes ; au POUP, soutenu par le pouvoir soviétique, s’oppose le mouvement « Solidarité » qui s’appuie sur l’église catholique. La pression indirecte exercée par l’Occident, grâce à son aide économique et financière, doit également être prise en compte.
M. Kania a connu des hauts et des bas. Au début de juin, le Kremlin exigeait son départ et paraissait clairement vouloir qu’il soit remplacé par un homme qui serait en mesure de rétablir, au nom du parti, l’ordre économique, voire l’ordre tout court. Si cette solution, qui serait naturellement le fait de « communistes honnêtes », se révélait impossible, les Soviétiques paraissaient prêts à envisager des mesures dramatiques.
M. Kania ne s’est pas incliné. Il a cherché et réussi à démontrer qu’il était, faute de mieux, l’homme qu’il fallait aux Soviétiques pour rétablir l’autorité du parti, et le Kremlin l’a accepté. Des signes de détente sont apparus. M. Gromyko a rendu visite à M. Kania. Le discours de M. Grichine (Premier secrétaire du parti à Moscou, chef de la délégation soviétique) au neuvième congrès a été modéré et M. Brejnev a envoyé un bref message au secrétaire général du POUP. Ce dernier a bénéficié, en définitive, du consensus polonais et de la confiance renouvelée de Moscou.
M. Kania vient d’ailleurs, lors de sa visite en Crimée, d’obtenir des avantages non négligeables pour son pays : reconduction de l’amortissement de la dette polonaise lors du prochain quinquennat, fourniture de matières premières supplémentaires et de produits de consommation courante, contribution à la mise en valeur du potentiel industriel de la Pologne.
À l’heure actuelle, si l’incertitude et la confusion dominent plus que jamais la scène polonaise, M. Kania ne relâche pas ses efforts pour réaffirmer le rôle dirigeant du parti ; ainsi n’est-il pas disposé à laisser à « Solidarité » le contrôle de la vie économique, sous prétexte d’autogestion, non plus qu’à perdre celui des médias qui ne peuvent être apolitiques.
Le congrès de « Solidarité » s’est réuni au début de septembre dans un climat pesant. Même si elles n’ont pas de lien direct avec la crise polonaise, des manœuvres navales, les plus importantes depuis dix ans, se sont déroulées en mer Baltique du 4 au 12 septembre, sous la direction personnelle du maréchal Oustinov.
Dans cette situation préoccupante, où les événements se succèdent sans apparence logique, trois faits doivent retenir l’attention :
– les magasins sont vides et la population éprouve des difficultés de plus en plus grandes à assurer sa subsistance quotidienne,
– en Pologne même, l’opinion est partagée entre l’irritation et la crainte,
– contrairement à ce que l’on pourrait penser, la « contagion polonaise » n’a pas gagné les pays de l’Est – même si les dissidents, voire des fractions des populations se félicitent de l’action de « Solidarité ». Dans l’ensemble des satellites, la situation polonaise inquiète plus qu’elle ne réjouit.
•
Il n’en reste pas moins que l’avenir demeure imprévisible. « Solidarité » est désormais beaucoup plus qu’un syndicat libre. Les Soviétiques peuvent-ils l’admettre ? C’est toute la question. Il semble qu’ils pourraient tolérer une certaine évolution de la société polonaise, à condition qu’elle ne franchisse pas des limites précises : le POUP devrait contrôler la situation économique et sociale ; la Pologne devrait rester fidèle à l’alliance militaire du Pacte de Varsovie. La marge de manœuvre pour le mouvement « Solidarité » et ses nombreux partisans est donc étroite. Mais il a déjà beaucoup obtenu, et chaque fois qu’une confrontation a semblé sur le point d’éclater, une solution à la polonaise a réglé le problème.
À « Solidarité », qui représente toujours un immense espoir mais qui contrôle difficilement sa base, s’oppose un parti qui a repris confiance en lui et qui bénéficie de l’appui renouvelé du Kremlin.
L’Église, qui ne veut pas remettre en cause l’acquis si laborieusement obtenu et qui a pour elle le temps, l’expérience et le soutien de presque toute la population polonaise, a récemment lancé par l’entremise du Primat de Pologne un appel « pour trente jours de paix et de travail sans tension ». Si un risque grave de confrontation survenait à nouveau, on peut penser que l’Église serait encore un recours possible.
La crise polonaise est la plus grave qu’ait connue l’URSS depuis 1945. Ce n’est pas seulement l’avenir de la Pologne qui est en jeu mais peut-être l’équilibre européen né de la dernière guerre. ♦