Depuis plus d'un an, la Turquie vit sous le régime des militaires, après que le général Kenan Evren ait été porté à la responsabilité des affaires par le coup d'État du 12 septembre 1980. Un premier bilan de cette expérience, qui n'est pas unique pour le pays, peut déjà être dressé au moment où devrait s'amorcer un lent retour à la démocratie. L'auteur résume ici les observations qu'il a faites au cours d'une récente mission d'évaluation effectuée en Turquie. Sa réflexion a d'autre part été enrichie par les études d'un groupe de travail constitué à l’IFRI auquel ont contribué notamment Pierre Rondot et Udo Steinbach, directeur du Deutsches Orient-Institut de Hambourg (RFA). L'analyse présentée ici ne saurait cependant être considérée comme le reflet de conclusions exprimées par ces deux rapporteurs.
La Turquie en question
Dans une série remarquée d’articles rédigés par l’envoyé spécial du journal Le Monde en Turquie, Jacques Nobécourt, publiée à la fin du mois de juillet 1980 (1), celui-ci notait : « Dans les prochaines semaines, on reparlera de l’armée turque en cessant de spéculer sur ce qu’elle souhaite et peut faire ». Le 12 septembre, l’armée turque prenait effectivement le pouvoir. Si les préparatifs du coup d’État étaient demeurés secrets, la dégradation de la situation politique, économique et sociale et les multiples avertissements qu’elle entraînait de la part de l’état-major à un pouvoir civil déliquescent, ne laissaient guère d’illusion quant à l’issue d’une crise, considérée par beaucoup comme la plus grave depuis la création de la République turque, le 20 octobre 1923.
Pour justifier cette intervention des forces armées, le général Kenan Evren, instigateur du coup de force et président du Conseil national de sécurité (CNS) créé à cette occasion, annonça, dans son premier message officiel, que celles-ci « avaient pris le contrôle du pays pour sauvegarder son intégrité territoriale et son unité nationale. L’armée a été obligée de faire face, ajoutait-il, au danger mortel que courait le pays ». Dans un second message adressé à la nation, les nouveaux dirigeants précisaient qu’il s’agissait de « restaurer l’autorité de l’État et de vaincre tous les obstacles qui empêchent le bon fonctionnement de la démocratie ». Danger mortel, restauration de l’autorité, bon fonctionnement de la démocratie… La gravité de la situation intérieure de la Turquie à la veille du coup d’État n’avait échappé à personne. Les militaires, qui n’en étaient pas à leur première expérience, paraissaient les seuls aptes à rétablir l’autorité de l’État, fidèles en cela au rôle particulier dévolu, selon la Constitution, à l’armée dans sa mission de « sauvegarde et de maintien de la République ». Après un an d’expérience, un premier bilan de leur action peut déjà être dressé et la chance d’un retour prochain à la démocratie être évaluée. La situation géographique de la Turquie, entre Orient et Occident, son ambition de s’associer plus étroitement à la Communauté européenne et son rôle au sein de l’Alliance atlantique imposent que l’on prête davantage intérêt à son évolution actuelle et aux perspectives que cela peut ouvrir — ou fermer — aux Occidentaux, donc aux Européens dont beaucoup de Turcs se sentent si proches.
Une crise de régime profonde
Les causes de la crise qui ont amené, en septembre 1980, le général Evren à prendre les affaires en main, sont multiples et profondes. Elles tiennent d’abord aux modifications sociales consécutives à un phénomène d’urbanisation, mal contrôlé, d’une population de plus en plus jeune (2). Les difficultés économiques s’en sont trouvées aggravées tandis que le pouvoir politique, prenant trop tardivement conscience des déséquilibres socio-économiques ainsi engendrés, montrait, chaque semaine davantage, son incapacité à maîtriser, au Parlement et surtout dans la rue, les débordements de toutes origines. La polarisation idéologique en fut accentuée entraînant une violence politique qui mit en évidence la défaillance des institutions pour y faire face.
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