Retour de la guerre
Retour de la guerre
En mars 1995 paraissait sous la plume de Philippe Delmas, Le Bel avenir de la guerre où il écrivait : « La guerre est de retour, parmi nous. Nous l’avions presque oubliée. Pendant cinquante ans, l’assurance de la mort nucléaire pour tous a tenu la guerre en lisière. La peur n’est peut-être plus l’unique antidote contre la guerre. À l’exemple de la construction européenne, les pays cherchent la paix en se liant étroitement les uns aux autres par des règles et des intérêts communs. Comme si la guerre pouvait être prise dans les filets de l’intégration par le droit et l’économie. Cet espoir est vain. Car désormais les guerres ne naissent pas de la puissance des États, mais de leur faiblesse. L’enjeu de la paix, c’est la légitimité des États : dans nombre de pays, ils n’incarnent rien ni personne. Faute d’États qui symbolisent l’évidence d’être ensemble, les nations se replient sur une identité exacerbée, se fragmentent en États nouveaux ; en trente ans, leur nombre a doublé. Et les règles du droit international comme les bénéfices de l’économie mondiale ne les concernent guère. Notre conception de la guerre, forgée au fil de siècles de conflits de souveraineté, se révèle déjà inadaptée à ces guerres de légitimité. La multiplication de celles-ci nous impose une priorité : consolider des États légitimes, seuls capables de tracer un destin pour ceux qu’ils représentent. À défaut, la panne des États assurera le bel avenir de la guerre. »
Un quart de siècle plus tard, François Heisbourg, qui ne cesse de scruter depuis des décennies, avec acuité, l’horizon international, dit-il autre chose en concluant son nouvel essai ? « Reste à savoir, ce qui nous permettra de faire face à un monde devenant plus chaotique et violent. Ce serait dommage d’avoir à constater qu’à l’épreuve des faits nous n’avons qu’un couteau sans lame auquel il manquerait un manche. Cette crainte explique l’accent que nous avons mis sur l’effort qui s’impose à nous face à la violence guerrière qui se lève. » Nous voilà donc à nouveau avertis. Tel est le thème central de cet ouvrage qui, tout au long de ses chapitres, décrit les divers dangers d’affrontement qui planent sur le monde. Constat au demeurant guère nouveau. Il s’agit en premier lieu de l’affrontement, de plus en plus affirmé, entre les États-Unis et la Chine qui se cristallise aujourd’hui sans s’y réduire à la question de Taïwan. C’est la revanche de la Russie, phénomène guère nouveau. C’est l’activisme d’Erdogan. Bien d’autres foyers ou sources d’affrontement, de la Mauritanie au Pakistan… Qui aurait prédit la brusque montée des tensions à la frontière algéro-marocaine, il y a seulement dix mois ?
Pourtant on n’est guère arrivé au stade de la guerre globale, dont le spectre s’est écarté en raison de la dissuasion nucléaire. C’est plutôt à une infra-guerre entre la Chine et les États-Unis que l’on assiste. Infra-guerre, sous forme de cyber-opérations quasi quotidiennes. Infra-guerre sur le plan technologique. Cet affrontement croissant sino-américain n’est-il donc qu’un simple remake de la guerre froide ? Une guerre froide 2.0, comme tant de commentateurs se plaisant à le souligner ? François Heisbourg ne le pense pas. Car la Chine n’a pas encore constitué un cercle permanent d’alliés dont le sort stratégique serait lié au sien : seul le Pakistan répond à cette description. Des pays tributaires comme le Cambodge ou le Laos, ou des partenaires stratégiques comme la Russie n’en tiennent pas lieu.
Ce faisant, François Heisbourg pense comme un Occidental, il raisonne à la manière d’un Foster Dulles et sa pactomanie. Le dragon chinois ne pense pas comme l’aigle américain, il suit le précepte de Lao Tseu : « Imposer sa volonté aux autres, c’est force. Se l’imposer à soi-même c’est force supérieure. » N’est-ce pas là un des aspects du Soft Power, du modèle chinois mis en avant avec la gestion de la Covid-19 ? Pour sa part, plutôt que de se référer au piège de Thucydide, remis à la mode par Graham Allison, il se réfère plutôt au piège de Kindleberger. Ce professeur d’économie au MIT (Massachusetts Institute of Technology) avait publié en 1973 The World in Depression, 1929-1939, où il voulait démontrer que la grande crise de 1929 était la conséquence de l’incapacité de la puissance établie, l’Empire britannique ; d’exercer son hégémonie (avec la France) d’une part, et du refus de la puissance américaine montante de prendre le relais, d’autre part.
Mutatis mutandis, nous vivons une situation de ce type. À l’heure où la puissance dominante cesse d’exercer son hégémonie (on l’avait vu en 2020 ; 2013 lors du refus d’Obama de bombarder la Syrie, et avec le retrait précipité américain de Kaboul en 2021), aucune puissance montante, la Chine, par sagesse ou indifférence, n’apparaît capable de la remplacer. Aussi, ce vide de puissance, particulièrement visible en Méditerranée orientale, est mis à profit par des puissances comme la Russie et la Turquie. Devons-nous donc passer par la case Kindleberger, avant qu’un ordre alternatif sino-centré ne soit prêt à prétendre à l’hégémonie. À l’évidence, les choses ne sont pas aussi simples et binaires. Doit-on tenir en effet pour acquis que la Chine, et elle seule, prétende à l’hégémonie, et s’érige en nouvel arbitre et garant de l’ordre mondial ? Est-ce sûr qu’un nouvel ordre mondial exclusivement sino-centré soit possible, sinon souhaitable.
Il est sûr que Pékin, comme Moscou, ou Ankara, et bien d’autres capitales, n’admettent plus comme unique étalon de l’équilibre mondial, l’ordre dit libéral largement forgé par les États-Unis en 1945. Mais sont-ils désireux de le rebâtir de fond en comble plutôt que l’aménager, ou en prendre la codirection, comme le fait déjà la Chine en prenant la direction de multiples agences de l’ONU et en envoyant des milliers de casques bleus aux quatre coins du monde. On assiste bien, que l’on en récuse l’expression ou le contenu, à une nouvelle forme de guerre froide ou une tentative de constitution d’une nouvelle coalition de forces américano-centrées en vue de contrer la Chine.
Sur le plan politique, une esquisse de forum des principales démocraties a commencé à fonctionner depuis plusieurs années au niveau des fonctionnaires et des centres de recherche non officiels. Ce D-10 (« D » comme démocratie) pourrait être la préfiguration d’une institution internationale remplaçant le G-7 en ajoutant, aux membres de ces derniers, l’Australie, la Corée du Sud et l’Inde. Mais ce vœu cher à Joe Biden se réalisera-t-il après les blessures infligées par l’AUKUS ? Beaucoup dépendra de l’attitude de l’Inde, dont les relations avec la Chine se détériorent, mais qui garde un lien étroit avec la Russie. Depuis la rédaction du Retour de la guerre, bien des événements d’importance se sont produits : Kaboul, AUKUS et à la frontière polono-biélorusse. Ne s’agit-il pas dans ce cas d’une forme de conflit hybride, d’incitation (inducement) qui figure sur l’éventail des comportements analysés par Joseph Nye dans son classique Bound to Lead (1990). La guerre, ce caméléon de Clausewitz, est-elle simplement de retour ou ne nous a-t-elle jamais quittés, mutant sans cesse.
Le nouveau chef d’état-major des Armées, le général Burkhard, nous avait déjà avertis en juin 2020 : « On est en train de passer de conflits de basse intensité, dits asymétriques, à des conflits de haute intensité, à savoir État contre État, comme c’est le cas en Libye, ce terrain d’opérations pour les armées turque et russe. Aujourd’hui, ce cycle de conflictualité, dominé par la contre-insurrection, s’achève. L’armée attend de nouveaux affrontements, “symétriques, État contre État”. La guerre en Libye, avec le partage du terrain qu’ont organisé la Russie et la Turquie, démontre qu’ils peuvent arriver plus vite que prévu, et ce non loin de la France. L’Europe [juge le général] “est cernée” par “la militarisation sans complexe du monde”. Nos adversaires nous testent de plus en plus durement, sans craindre d’aller à l’incident. » Or, a-t-il expliqué à ses troupes dans une vidéo interne, « le moindre incident peut dégénérer en escalade militaire non maîtrisée » (Le Monde). Depuis, comme l’a analysé François Heisbourg au début de son livre, la pandémie est apparue comme un accélérateur de l’histoire. ♦