Tyrans d’Afrique – Les mystères du despotisme postcolonial
Tyrans d’Afrique – Les mystères du despotisme postcolonial
À peine une dizaine des cinquante-quatre pays qui composent l’Afrique a connu, au moins une fois, une véritable alternance politique. Les démocraties apaisées que sont aujourd’hui le Sénégal, le Ghana et le Botswana font ainsi figure d’exception. Pour certains dirigeants africains, et non des moindres, il s’agissait peut-être même d’une fatalité. On se souvient ainsi des mots d’Houphouët-Boigny : « Partout où l’on a tenté le multipartisme, nous avons ressuscité les querelles tribales. »
Entre 1956 et aujourd’hui, l’Afrique aurait ainsi connu près de 210 coups d’État. Sur la trentaine de pays devenus indépendants dans les années 1960, seuls cinq ont échappé à cette pratique putschiste : le Cameroun, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon et… la Guinée-Conakry, cette dernière subissant un régime autoritaire depuis son indépendance comme nous le verrons plus loin.
Grand reporter, fin spécialiste de l’Afrique, Vincent Hugeux nous trace dans son dernier ouvrage le portrait de dix chefs d’État africains adeptes du parti unique et du pouvoir absolu.
Un autre point commun rassemble la plupart de ces dix chefs d’États africains. Ils partagent souvent une certaine fascination pour l’ancienne puissance coloniale. C’est le cas notamment de Bokassa (Centrafrique) et d’Eyadéma (Togo), respectivement ancien officier et ancien sous-officier de l’armée française, mais aussi de Mobutu (Zaïre), journaliste formé en Belgique, et de Mugabe (Zimbabwe), enseignant fasciné par la Couronne britannique et ses fastes. Tous, ou presque, sont responsables de la disparition ou de l’exécution d’opposants ou de civils. Mugabe enverra ainsi ses armées dévaster deux années durant le pays Ndebele (au sud-ouest du Zimbabwe), laissant plus de 20 000 cadavres dans leurs sillages. « Ne pleurez pas, leur assène-t-il, si vos proches sont tués. Quand des civils nourrissent des rebelles, nous les débusquons et les exterminons. » Très peu de ces chefs d’État passèrent en jugement, ou alors très tardivement comme Bokassa et Hissène Habré.
Le bilan humain désastreux de Mugabe, pour en revenir à lui, est pourtant particulièrement désastreux : « L’espérance de vie, proche de 60 ans en 1980 (au moment de l’indépendance), plonge en 2006 à 34 ans pour les femmes et 37 pour les hommes. » Il jouit, en effet, comme beaucoup d’autres figures du livre de Vincent Hugeux, d’une relative mansuétude de la part des gouvernements européens. Il en est de même pour le Guinéen Sékou Touré (qui régna de 1958 à 1984) : « Vu de Paris, comme de Washington [analyse Hugeux] les multiples rapports dénonçant l’effroyable mépris du régime pour les droits humains, ne pèsent guère au regard des richesses naturelles de la Guinée et de sa volonté, en ces temps de guerre froide, d’échapper à l’étouffante sollicitude soviétique. » Si Mugabe était littéralement fasciné par Hitler, le Guinéen Sékou Touré n’en était pas loin. L’ancien archevêque de Conakry, Raymond-Marie Tchidimbo, soulignait ainsi « sa haine épidermique du Blanc », rancœur dont témoignerait la « vindicte affichée envers les Guinéens mariés à des Françaises ou passés par une université hexagonale ».
Nombre de ces potentats africains ont ainsi survécu grâce à la guerre froide, en jouant plus ou moins habilement de l’antagonisme est-ouest et sollicitant à la fois leur ancienne puissance coloniale et le bloc de l’Est (et même la Corée du Nord pour Mobutu et surtout Mugabe, qui partageront en outre une même proximité avec le Roumain Ceausescu dont l’exécution, dit-on, hantera longtemps leur sommeil).
La position géographique unique de l’Érythrée et les enjeux miniers jouent également pour beaucoup dans la survie du régime d’Ifeworki Assayas, lequel, sentant le vent tourner, a saisi rapidement il y a quelques années l’opportunité d’apporter son aide à la coalition anti-houthis dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen. En Guinée équatoriale hispanophone, Teodoro Obiang renverse en 1979 son oncle Francisco Macias Nguema, dictateur on ne peut plus sanglant (on lui doit 40 000 assassinats) et le fait exécuter. À la différence des despotes que nous venons de mentionner, on constate peu d’exécutions politiques sous le règne du neveu, mais par contre une corruption effrénée dont sont victimes les sociétés étrangères (la Guinée équatoriale est vite surnommée le « royaume de l’extorsion »). Teodoro, francophone et francophile, forme ainsi avec le Congolais Sassou-Nguesso et le Gabonais Omar Bongo le trio des potentats subsahariens épinglés par la justice hexagonale au titre des « biens mal acquis ».
Cette relative modération à porter au crédit du chef d’État guinéen ne sera pas partagée par son homologue gambien Yahya Jammeh, sous le règne duquel disparaîtront de nombreux journalistes critiques vis-à-vis du pouvoir. Ce qui n’empêchera pas d’ailleurs sa capitale, Banjul, d’héberger le secrétariat de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples… Soucieux toutefois d’affranchir les femmes gambiennes des usages rétrogrades, Jammeh interdit les mutilations génitales féminines et les mariages précoces, tout en se rendant coupable sur le plan personnel d’un certain nombre d’actes de harcèlement sexuel à l’encontre de chanteuses ou d’étudiantes…
Dernier chef d’État africain que nous mentionnerons ici, le Tchadien Hissène Habré est responsable de la mort de 30 000 à 40 000 de ses concitoyens, ainsi que de celle du commandant Galopin de l’armée française. « Et ce [relève Hugeux] sans qu’aucun de ses parrains occidentaux, États-Unis et France en tête, ni de ses pairs du “pré carré” françafricain ne cille. » Il faut dire qu’Habré sut tirer le meilleur parti de sa rente de situation géopolitique liée à sa position de « rempart » face à la Libye de Kadhafi. En exil à Dakar, il réussit même à échapper à la justice pendant de longues années. Lorsqu’il fit face à une tentative d’extradition au Tchad, le haut-commissariat de l’ONU aux droits de l’homme dénonça dans cette procédure une « violation du droit international ». Dernier avatar de cette imposture, le président du Conseil constitutionnel sénégalais lui dédicaça même en 1993 un ouvrage qu’il avait consacré aux droits de l’homme en Afrique… Malgré tout, Habré fut « le seul potentat africain jugé à ce jour en Afrique par un tribunal africain » (en l’occurrence par les Chambres africaines extraordinaires, juridiction ad hoc siégeant à Dakar).
En introduction de cette galerie de portraits d’autocrates africains, Vincent Hugeux nous mettait en garde contre tout essentialisme et contre la tentation de considérer ces exemples de despotisme comme un lieu commun du continent. À ses yeux, ces chefs d’État peu démocrates ne seraient finalement à considérer que comme de « monstrueux rejetons de l’aberration coloniale ». Explication facile, et quelque peu convenue, nous semble-t-il. Si responsabilité occidentale il y a, celle-ci serait plus à rechercher dans la complaisance trouble des grandes puissances à l’égard de leurs protégés du moment, que ceux-ci soient à la tête d’une de leurs anciennes colonies, ou pas…, ainsi que dans cette tendance hypocrite, mais répandue, à cacher parfois les droits de l’homme sous le tapis, géopolitique oblige. Ces quelques remarques n’enlèvent rien au grand intérêt de ce livre, qui nous permet également de revisiter l’histoire récente du continent africain, le tout dans un style précis, alerte et élégant, ce qui en augmente d’autant le plaisir de lecture.
« Tout dictateur est, avec plus ou moins de brio, shakespearien », nous rappelle l’auteur. On ne peut s’empêcher de penser ici à l’ex-empereur Bokassa, ancien capitaine de l’armée française aux états de service exceptionnels en Indochine et en Algérie (qui lui vaudront une croix de guerre et une légion d’honneur), et qui à la fin de sa vie passe ses soirées à écouter des musiques militaires en buvant du whisky… Le tout sans aucune modération comme au temps de son règne. ♦