Le Procès du commandant de Saint Marc
Le Procès du commandant de Saint Marc
L’ingénieur en chef de l’armement en retraite Bernard Zeller, le fils du général d’armée André Zeller, ancien chef d’état-major de l’armée, qui a pris part au putsch des généraux à Alger en 1961, publie les débats, le réquisitoire et la plaidoirie du procès du chef de bataillon de Saint Marc, qui s’est tenu à Paris devant le Haut Tribunal militaire le 5 juin 1961. Il complète le compte rendu de ces débats par un certain nombre de pièces dont le procès-verbal d’une séance du Conseil constitutionnel qui s’exprime sur la création du Haut Tribunal militaire, dans le cadre de l’article 16 de la Constitution (pouvoirs exceptionnels accordés au président de la République).
Pour qui a lu les nombreux ouvrages du commandant de Saint Marc ainsi que la biographie que lui a consacrée Laurent Beccaria, cet ouvrage ne lui apprendra pas grand-chose sur l’extraordinaire personnalité du commandant en second du 1er REP ni sur son action au cours du putsch. Mais il pourra, au fil des pages, découvrir comment Saint Marc était perçu par son entourage. En effet, si la déclaration liminaire de Saint Marc est suffisamment connue pour qu’il soit inutile d’y revenir, l’intérêt essentiel de l’ouvrage réside dans la richesse des dépositions, dont celle de son camarade Morin qui domine toutes les autres. En déposant au procès, ces témoins apportent un témoignage à chaud sur le rôle et l’action du commandant de Saint Marc, qui n’ont pas toujours été repris dans les études ultérieures portant sur le putsch, lesquelles ont souvent plus été centrées sur les quatre généraux.
Avant d’analyser les points déterminants de ces dépositions, il y a lieu de resituer la carrière de Saint Marc en Algérie. Affecté au 1er REP à son retour d’Indochine, il participe en novembre 1956 à l’opération de Suez, où il commande la 3e compagnie, le régiment étant alors commandé par le colonel Brothier. Remarqué par le général Massu, celui-ci l’affecte à la 10e DP, dès janvier 1957, pour lui confier les fonctions de chef de son cabinet, doublées de celles d’officier de presse, dans le contexte pesant de la bataille d’Alger. Saint Marc conservera ces fonctions de confiance jusqu’à la relève de Massu par Gracieux début 1959, le nouveau commandant de la 10e DP lui confiant alors celles, tout aussi dignes de confiance, de chef du 3e Bureau (Opérations) dans lesquelles Saint Marc excellera, notamment lors de l’opération Jumelles, en Kabylie, qui s’étendra sur six mois, dans le cadre de l’exécution du plan Challe. Puis, désireux de « voir autre chose », Saint Marc démissionne et s’essaie à une carrière civile. L’expérience sera brève, car au bout de quelques mois, Saint Marc demande sa réintégration dans l’armée ; ce qui lui est accordé, et il retourne à la 10e DP où il prend les fonctions de sous-chef d’état-major, la division étant alors commandée par le général Saint-Hillier. C’est alors, en décembre 1960, dans le contexte lourd de la fin de la guerre d’Algérie, que Gracieux, alors inspecteur des troupes aéroportées, propose à Saint-Hillier, qui accepte, l’affectation de Saint Marc comme commandant en second de Guiraud, nouveau chef de corps du régiment.
C’est ainsi que Saint Marc aura en fait très peu servi formellement au 1er REP. Toutefois, en contact permanent avec le régiment depuis la division, il y connaissait tout le monde, et tout le monde le connaissait. Surtout, son extraordinaire capacité à dominer les problèmes était connue, que ceux-ci soient « à risques » comme les relations civilo-militaires dans une agglomération bouillonnante comme Alger, ou ardus, comme ceux de l’engagement opérationnel d’une division dans des opérations complexes sur un terrain difficile. Il était à l’époque très lié avec le chef de bataillon Morin qui, à l’issue du commandement d’un bataillon à Coëtquidan, était revenu à la division, en tant que chef d’état-major.
Un mot sur le régiment. S’il apparaît que l’encadrement des compagnies, il y en avait six, était conforme aux tableaux d’effectifs, ce qui contribuait assurément à leur capacité opérationnelle, l’encadrement du PC régimentaire paraît bien « léger » à un lecteur d’aujourd’hui : outre le chef de corps et son commandant en second, le PC était armé par deux capitaines, dont un au tableau. Ça ne fait pas beaucoup. C’est ce qu’explique Saint Marc au détour d’une question du Président.
Pour en revenir au putsch, on le savait, il n’y avait réellement aucune préméditation chez Saint Marc, qui n’a, évidemment pas pris part à ses préparatifs, puisqu’ils furent parisiens. Il était occupé ailleurs… Quelques jours avant son déclenchement, le 1er REP participait à une série d’opérations dans le cadre de la division, en petite Kabylie, dans le secteur de Djidjelli. Le commandant de secteur, le colonel de Boissieu (1), vieil officier de Légion, invite Saint Marc à dîner à sa popote, et celui-ci lui assure que, nonobstant l’ambiance particulièrement troublée du moment, il était hors de question que le régiment sortît de la légalité. C’est bien l’équation personnelle du général Challe qui a conduit Saint Marc à franchir le Rubicon, ce qu’il a expliqué à l’audience et développé dans ses ouvrages.
Par les mêmes dépositions, Saint Marc apparaît comme un chef extrêmement scrupuleux, allant jusqu’à faire approuver par autrui les ordres qu’il est amené à donner. Le journaliste Alain de Sédouy, présent à Alger au moment du putsch, rapporte que, lors du désengagement d’Alger par le régiment, Saint Marc avise des civils armés. Il s’agit de membres de l’OAS naissante. Avec beaucoup d’à-propos et de discernement, il leur donne l’ordre de réintégrer leur armement, ordre auquel lesdits civils obtempèrent en jetant rageusement leurs armes au fond de la caisse d’un GMC du régiment. Saint Marc se tourne alors vers Sédouy et lui dit, sans gêne aucune, « Je pense, n’est-ce pas, que j’ai bien fait de donner cet ordre ? » Pour un officier de la trempe de Saint Marc, Alger en 1961 n’était sûrement pas Budapest en 1956 et encore moins Madrid vingt ans auparavant.
La déposition la plus marquante est assurément celle du chef de bataillon Morin, parfaite photo en négatif de Saint Marc. Leur parcours est absolument identique ; un peu plus ancien que Saint Marc, Morin qui appartient à la dernière promotion sortie précipitamment d’Aix en novembre 1942, rejoint la Résistance (l’ORA), comme Saint Marc il sera déporté, comme Saint Marc, il rejoint les premières unités para-Légion en Indochine et, comme Saint Marc, un peu avant lui, il sert comme officier supérieur au 1er REP en Algérie ; quand Saint Marc s’essaie à la vie civile, Morin commande un bataillon à Coëtquidan. Et, quand Saint Marc est réintégré et rejoint à nouveau l’état-major de la 10e DP, son chef direct est son vieil ami et confident, Morin. Ils partagent non seulement le même passé, mais sont habités par les mêmes valeurs et communient dans les mêmes idées ; simplement, au moment fatidique, Saint Marc était au 1er REP et a été appelé par Challe, tandis que Morin, chef d’état-major de Saint-Hillier, n’a été appelé par personne. Alors, Morin vient tout naturellement au palais de justice à Paris, plaider la cause de son camarade, ce qu’il n’a aucun mal à faire, puisqu’il connaît parfaitement ses motivations, qui sont également siennes. Il explique posément à la barre, comment Saint Marc était, en 1955-1956, habité par le souvenir de ses partisans tonkinois. Persuadé qu’ils ne pourraient pas s’adapter au climat et au milieu de l’Afrique du Nord, il avait préconisé de les laisser au Vietnam. L’idée de savoir si ce choix – justifié – était le bon, hantait son esprit. Saint Marc étant toujours en quête d’absolu et de vérité, Morin explique calmement aux juges qui auront à se prononcer quelques heures plus tard sur la peine à infliger à celui qui comparait devant eux, combien les méthodes utilisées par certains de leurs camarades, dans l’action de la bataille d’Alger, heurtaient profondément la conscience d’officier de Saint Marc. Morin explique simplement : « C’était une époque très difficile, où nous essayions de gagner la bataille du terrorisme sans nous laisser entraîner par ce contre quoi nous avions lutté comme résistants. » Il est fort regrettable que cette retenue éthique exprimée par Saint Marc et Morin n’ait pas été partagée par l’ensemble du personnel de la division chargé du rétablissement de l’ordre à Alger, et par son chef en premier lieu.
Puis, Morin aborde la question centrale de la réponse affirmative que Saint Marc a donnée à Challe qui lui demandait de le suivre dans sa dissidence militaire. Morin expose combien, lui comme Denoix de Saint Marc, conscients du trouble qui habitait maints esprits d’officiers, mesuraient la difficulté de trouver le chemin de son devoir dans la discipline. Alors, quand il en vient à la décision prise par Saint Marc, il expose ceci d’une manière très directe : « Seul, en face de sa conscience, avec tout son passé et tous ses troubles personnels qui remontaient, il a été appelé, dans des délais très brefs, à donner cette terrible réponse. »
Enfin, il est une déposition qui est loin d’être neutre, celle de son colonel. En effet, Saint Marc, n’était, on l’a vu, que commandant en second. Ayant pris son commandement en décembre 1960, Guiraud avait planifié une courte permission en métropole chez les siens, profitant de la période de repos du régiment à Zéralda, entre deux phases opérationnelles. Il faut espérer que quelqu’un l’aura prévenu par téléphone de ce qui se passait, et qu’il n’a pas appris la sédition de « son » régiment, le matin du 22 avril, en se rasant en écoutant les flashs d’informations. Sa déposition a été très correcte. Jamais l’auditoire n’a pu sentir le moindre ressentiment de Guiraud envers Saint Marc. Or, sa position était intenable. Arrivé à Alger, quasiment en même temps que le ministre, Pierre Messmer, celui-ci le convoqua pour lui donner lui-même ses ordres : les officiers du régiment étaient déférés devant la justice et étaient donc à considérer comme prisonniers. Le régiment devait faire mouvement sur Sidi Bel Abbès, où les formalités de dissolution auraient lieu. Pour ce faire, Guiraud pouvait emmener un lieutenant par compagnie. Dans sa déposition, Guiraud exalta le passé du régiment (il avait commandé le 1er BEP à Diên Biên Phu), puis expliqua, peut-être avec moins de chaleur que Morin, le trouble des esprits qui avait poussé Saint Marc à accomplir son geste.
Bref, un livre brut, qui permet néanmoins de parfaitement suivre le schéma intellectuel et mental d’Hélie Denoix de Saint Marc qui l’a conduit, placé dans des circonstances qui avaient commencé de fausser le jeu normal de l’exercice du commandement et des responsabilités, à prendre, en toute connaissance de cause, une décision de la plus lourde gravité.
Pour conclure, le putsch remonte maintenant exactement à soixante ans, soit deux générations d’officiers. Il s’agit donc à présent d’un événement historique qui doit être traité comme tel. Ce serait une lourde erreur vis-à-vis des jeunes générations, actuellement à Coëtquidan, que de l’exalter, ce qui serait une faute, comme ce serait une lâche fuite des responsabilités que de l’occulter. Il convient de traiter cet événement comme une source d’enseignements, de réflexions sur l’éthique militaire, sur l’exercice du commandement et la valeur intrinsèque de la discipline, tout en se raccrochant toujours à une vérité éternelle : dans l’armée, on n’est jamais « responsable, mais non coupable ». Le commandant Hélie de Saint Marc nous l’a montré, avec beaucoup de dignité. ♦
(1) Il s’agit du colonel Georges de Boissieu, fantassin, cousin d’Alain de Boissieu, cavalier, gendre du général de Gaulle. Les deux Boissieu ont d’ailleurs servi ensemble à Alger, en 1959, Georges de Boissieu comme chef d’état-major de Challe, et Alain de Boissieu comme chef de cabinet du même général Challe. Le colonel Georges de Boissieu a été le commandant de la promotion Extrême-Orient de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (1950-1952), à la suite de quoi, il a commandé le 5e régiment étranger d’infanterie en Indochine.