To Rule Eurasia’s Waves – The New Great Power Competition at Sea
To Rule Eurasia’s Waves – The New Great Power Competition at Sea
Avec cet essai au titre évocateur, le professeur Geoffrey F. Gresh nous plonge au cœur de la compétition géoéconomique qui fait rage sur les océans et mers du monde, et plus particulièrement dans les zones maritimes qui bordent la masse eurasienne. Pour le professeur de relations internationales à la National Defense University de Washington, le siècle qui s’ouvre sera en effet maritime et eurasien, et le sceptre de Neptune se disputera entre les membres du quartet formé par les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Inde. Et le centre de gravité de cette compétition sera l’océan Indien. Le grand mérite de Gresh est de faire le lien entre géoéconomie et géostratégie. Toutes les composantes du Sea Power sont ainsi mises en relation pour offrir une analyse exhaustive des logiques qui sous-tendent la coopération, les rivalités et les dépendances entre les quatre grands acteurs maritimes du XXIe siècle.
Après un XIXe siècle européen et un XXe siècle américain, le XXIe siècle s’annonce d’abord comme celui où la Chine tirera profit de la mer pour réaliser ses ambitions clairement affichées depuis son tournant thalassocratique de 2015. Analysant attentivement ce virage de Pékin, l’auteur montre comment tous les mécanismes du Sea Power déjà décrits par Mahan sont activés par l’Empire du Milieu. D’abord, le commerce, c’est-à-dire le maritime, qu’il s’agisse d’exporter ou d’importer : c’est l’objectif des projets Maritime Silk Road (MSR) et Belt and Road Initiative (BRI). Ensuite, le militaire, c’est-à-dire le naval, pour sécuriser le cycle vertueux de l’économie maritime : c’est le double mouvement du développement d’une marine océanique et d’édification de points d’appui avancés. Cette approche globale chinoise a déjà été largement commentée par de nombreux analystes, mais la force de Gresh est ici d’en proposer un tour d’horizon très documenté, en détaillant la stratégie sectorielle de Pékin dans chaque zone maritime bordant l’Eurasie.
La Chine étant très largement à l’initiative, l’auteur analyse la posture des trois autres acteurs au prisme de leur réaction face aux ambitions chinoises. La position russe, en l’occurrence, est celle d’un partenaire de raison, qui a bien plus besoin de Pékin que la Chine n’a besoin de Moscou. Dans le cas russe, contrairement au chaînage mahanien classique, le militaire précède souvent le commerce. De fait, la seule zone où la Russie peut développer un schéma géoéconomique volontariste est finalement l’Arctique, à la faveur de l’accessibilité croissante de cette nouvelle frontière eurasienne où tout reste à construire. Les rapports sino-russes sont finement analysés, et la ligne rouge que constitue pour Moscou une trop grande présence maritime et navale de la Chine en Méditerranée et en mer Noire est parfaitement mise en lumière. S’agissant de l’Inde, la percussion de ses ambitions avec celles de la Chine en océan Indien fait l’objet d’un développement très pertinent. Sous la plume de Gresh, on voit les deux géants engagés dans une « course aux îles » sur fond de dilemme sécuritaire. Et cette compétition ne fait, selon l’auteur, « que commencer », car Inde et Chine ne sont en réalité qu’aux prémices de leur virage maritime, après s’être surtout opposés à terre. Dans ce duel, la Chine a une longueur d’avance, mais le réveil indien est bien réel et porteur d’une grande ambition régionale, pour peu que Delhi sache se libérer de certains freins, telle son écrasante bureaucratie.
Dans cette compétition maritime eurasienne, les États-Unis sont à la croisée des chemins. Forts d’une présence navale globale, cette thalassocratie historique dispose d’avantages comparatifs importants mais a, selon Gresh, perdu son aptitude à penser stratégiquement le combat qui se déroule pour la domination géoéconomique au XXIe siècle. Washington voit ainsi bien les choses se dérouler, mais peine à reprendre l’initiative autour de la masse eurasienne dont elle n’est pas riveraine. Et même dans le cas de l’Arctique, dont la Chine n’est pourtant pas riveraine, Pékin a aussi une longueur d’avance sur les États-Unis.
En outre, Gresh montre comment cette compétition est porteuse de risques, au premier chef sur le plan naval, en raison d’un réarmement naval massif couplé à une plus grande promiscuité des acteurs dans de petites mers comme la mer de Chine méridionale ou encore la Méditerranée. Le passage en revue des incidents navals récents par l’auteur suffit à s’en convaincre. Aussi, sans jouer le Cassandre, Gresh pointe parfaitement les liens entre développement économique, course aux armements et risques d’embrasement localisés.
Finalement, To Rule Eurasia’s Waves se referme sur dix propositions échafaudées par Gresh pour préserver l’équilibre dans cette compétition débridée. En voici un aperçu : construire une « digue » entre Russie et Chine pour éviter une collusion qui dépasserait le simple mariage de raison, donner plus de transparence aux projets MSR et BRI afin de rassurer les observateurs et d’éviter un échauffement non maîtrisé, pousser pour un plus grand investissement américain en faveur de l’aide au développement économique afin de ne pas laisser le champ libre à la Chine et à sa diplomatie de la dette, préparer l’Inde à se défendre depuis la mer, protéger et développer le réseau de câbles sous-marins existants, combattre les groupes « paranavals » chinois ou encore impliquer davantage les États-Unis dans l’Arctique pour ne pas en faire un duopole sino-russe. « As the United States appears to retrench from its global leadership role, China, Russia and India have started in earnest to fill the void, which means turbulent seas ahead », conclut Gresh.
On recommandera donc cet excellent essai à qui veut comprendre en profondeur ce qui se joue aujourd’hui et se jouera demain dans le royaume d’Archimède. ♦