Gorbatchev
Gorbatchev
Il n’est pas sans intérêt, en cette période, de se pencher sur la personnalité d’un homme qui avait en horreur d’employer la force, ce qui lui est reproché aujourd’hui en Russie dans les couloirs du pouvoir. L’objectif du petit, mais dense livre de Taline Ter Minassian, professeure d’histoire de la Russie et du Caucase est de nous présenter Mikhaïl Gorbatchev : un homme encore jeune, dynamique, volontaire, mais pressé, arrivant au pouvoir, succédant à une troïka de vieillards cacochymes (1), comme la presse dénommait alors Léonid Brejnev, Iouri Andropov et Konstantin Tchernenko.
Né le 2 mars 1931 à Privolnoïe dans l’actuel kraï de Stavropol – où son père était chef d’une station de tracteurs, et deux de ses grands-parents qualifiés de koulaks avaient péri pendant la terreur stalinienne (2) – loin de tout, perdu au fond des steppes, à 125 km de l’ancienne forteresse de Stavropol et à 1 500 km au sud de Moscou ! Que le futur chef d’État soviétique ait des origines aussi banales en apparence est en soi un fait remarquable souligné par tous les commentateurs.
La région de Stavropol avoisine une mosaïque de nationalités, composée en majorité de musulmans. Elle offre en quelque sorte une image réduite de l’Empire. Gorbatchev est issu d’une authentique famille paysanne, un trait qui le distingue de tous ses prédécesseurs à la tête de l’Union soviétique.
Premier leader à n’avoir pas connu les années de tourmente révolutionnaire, de la guerre civile et fort peu la période de terreur. Brillant sujet, il était monté à Moscou, en août 1950, pour étudier le droit dans la prestigieuse université Lomonossov.
C’est sur une piste de danse qu’il connut sa future conjointe Raïssa Maximovna Titarenko (3), de père ukrainien et de mère russe, dont le grand-père maternel avait été fusillé durant la terreur stalinienne. Cette sémillante étudiante en philosophie et en sociologie, une discipline encore nouvelle en URSS, exerça une forte influence sur Mikhaïl, dont on a pu dire qu’il s’est efforcé de gagner le cœur toute sa vie, lui le petit gars à l’accent du Sud, qui voyait en elle une sorte de rêve, pétrie de culture et de littérature qu’était Raïssa. Au retour de Foros, où ils avaient été « détenus » pendant le coup d’État manqué d’août 1991, plutôt que de se rendre à la réunion d’accueil organisé par ses partisans, il était resté au chevet de sa femme, secouée de sévères spasmes nerveux après cette épreuve ». « Ce fut peut-être la décision la plus cruciale de ma vie politique » avoua-t-il, mais il ajouta : « Je ne suis pas marié à mon pays, la Russie ou l’Union soviétique, mais à ma femme. »
Gorbatchev était le premier, avec Andropov en URSS, à avoir accompli un cycle complet d’études supérieures. Son ascension, mesurée aux normes soviétiques, fut fulgurante. Après être passé par les jeunesses communistes, le Komsomol, passage obligé pour faire carrière, il adhéra au Parti en 1950. Gravissant les échelons, il est promu dirigeant pour la ville de Stavropol en 1962, où il était revenu en 1955. Entre 1964 et 1967, il étudie à l’Institut d’agronomie de Stavropol et se spécialise dans les problèmes agricoles, une spécialité qui, a priori, ne garantissait pas une ascension rapide.
Il est remarqué par Iouri Andropov, chef du KGB, membre influent du Politburo qui soignait une grave affection rénale au sanatorium Krasnye Kamni (« Pierres rouges ») de Kislovodsk. Dès lors, sa carrière s’accélère grâce à Andropov et son mentor, l’idéologue Mikhaïl Souslov. Convoqué par Andropov au siège du KGB, il ose lui poser cette question : « Pourquoi ne pense-t-on pas à l’avenir du pays », en lui montrant la photographie des hiérarques se présentant chaque année au mausolée de Lénine. Pour qu’une forêt vive et se développe, il lui faut un sous-bois, avança Gorbatchev, une formule que le chef du KGB n’oublia pas. À ce moment-là, tout s’accéléra : Gorbatchev est élu au Comité central en 1971 à quarante ans. Le tournant de sa carrière intervient le 25 septembre 1978, lorsque sur le quai de la gare de Mineralnye Vody, il attend le train spécial qui transporte Brejnev, âgé de soixante et onze ans, accompagné de son plus proche collaborateur, Konstantin Tchernenko. Iouri Andropov est là aussi, afin de mettre en avant son protégé. D’où cette rencontre historique de Mineralnye Vody, qui met en présence les quatre hommes qui vont se succéder à la tête de l’URSS. La suite est connue : Gorbatchev est élu à l’unanimité secrétaire du Comité central le 23 novembre 1978, puis au Politburo en 1980, à l’âge de quarante-neuf ans, dix ans seulement après son adhésion au Parti, chargé des questions agricoles, dont il était pratiquement à ce niveau le seul spécialiste.
Taline Ter Minassian consacre la seconde partie de son ouvrage à la perestroïka et l’ère Gorbatchev, aspects largement connus. Elle consacre des développements fournis au putsch des 19 au 21 août, qui a sonné la fin de l’URSS. Dès le 18, au soir, tous les téléphones de Gorbatchev à Foros sont coupés (4) ; il essaye les différents combinés, du premier jusqu’au cinquième, tous muets, puis le 19 il est contraint de recevoir une délégation inattendue (dont il ignore l’existence), Boldine, Baklanov, Chenine et Varennikov qui s’efforcent de le convaincre, soit de transmettre ses pouvoirs à Ianaïev et d’instaurer l’état de siège, soit de démissionner, ce qu’il refuse malgré leur insistance (5). Les putschistes lui conseillent de se reposer afin qu’ils fassent le « sale boulot » de restaurer l’ordre. On lui fit part de l’arrestation d’Eltsine et que la situation était devenue incontrôlable à Moscou ; face au chaos, le seul élément de stabilité est le Comité d’État pour l’état d’urgence. Gorbatchev refuse de signer et demande à ses interlocuteurs de déguerpir, tout en leur serrant la main. « La société ne marche pas comme un bataillon », leur fit valoir Gorbatchev, rapporte l’historien et écrivain Anatoly S. Tchernaiev (1921-2017) dans son journal confié aux archives de la sécurité nationale de l’université George Washington. Les putschistes repartent avec la valise comportant les clefs du code nucléaire qui fut entreposé à l’état-major, sans que personne ne s’en soucie outre-mesure. En fait, Gorbatchev avait été tenu au courant du déroulement des événements, au moyen d’un petit poste de radio, en écoutant les émissions de la BBC internationale. Il prépara un message au monde, annonçant qu’il restait en bonne santé et pleinement conscient, qui ne sera diffusé qu’à la fin des événements.
Ce n’est pas volontairement que Gorbatchev a mis fin au système soviétique, mais c’est lui qui a brisé l’instrument qui lui permettait de maintenir une certaine unité : la hiérarchie. Ce n’est qu’en 1990 qu’il prit conscience qu’il avait ouvert la boîte de Pandore, mais il était déjà trop tard. Aussi, la chute de l’URSS est-elle devenue son drame personnel. L’Histoire, qui semble l’avoir lourdement condamné, lui rendra-t-elle un jour hommage ? Ce moment paraît bien lointain. ♦
(1) Alors que durant la décennie 1950-1959, la classe d’âge des 50-59 ans, représentait 44,1 % des promus à des postes élevés du parti, cette proportion est passée à 62,5 % dans la période 1980-1989, le groupe des 60-69 ans étant passé de 11,8 % à 34,1 % et celui des plus de 70 ans représentait 3,1 % des promus. Source : Alain Blum, Françoise Daucé, Marc Élie et Isabelle Ohayon : L’Âge soviétique – Une traversée de l’Empire russe au monde soviétique ; Armand Colin, 2021, p. 54.
(2) Mikhaïl est profondément marqué par cet épisode : « Ce fut dans mon enfance que je connus mon premier véritable choc : mon grand-père fut arrêté. On l’emmena en pleine nuit… ».
(3) Dont le nom était d’origine ukrainienne.
(4) Selon Vyacheslav Generalov, le chef de la sécurité de Gorbatchev, le téléphone avait été maintenu dans le garage, se trouvant proche de la résidence, mais Gorbatchev n’a pas voulu s’y rendre.
(5) À Foros, la protection de Gorbatchev était constituée de 400 personnes, dont 150 gardes-frontières, 16 gardes du corps et deux navires de protection côtière.