La doctrine de la « Patrie bleue » développée par la Turquie révèle des ambitions expansionnistes souhaitées par Ankara. Utilisant la montée en puissance de sa force militaire et agissant sur un éventail très large de modes d’action, la Turquie bouscule l’ordre régional en Méditerranée.
La « Patrie bleue » de la Turquie : un défi pour l’Europe en Méditerranée orientale
Turkey’s Blue Homeland: a Challenge for Europe in the Eastern Mediterranean
The Blue Homeland doctrine developed by Turkey reveals Ankara’s expansionist ambitions. Employing the increasing strength of its military force and acting across a very wide range of modes of action, Turkey is shaking up the Mediterranean regional order.
Le projet turc en Méditerranée orientale procède d’une vision stratégique dont les incidences débordent largement la seule zone en question. Nous allons examiner ici la manière dont la Turquie ne fonde plus sa politique étrangère sur la notion de sécurité, mais sur la puissance, à la faveur d’un déclin relatif de l’intérêt occidental et d’avancées technologiques qui lui ont permis, au lendemain des « printemps arabes », d’intervenir dans les conflits régionaux. Nous verrons ensuite comment ces interventions ont façonné la coopération concurrentielle et le réalignement stratégique russo-turcs au profit des aspirations interrégionales d’Ankara, dont atteste son récent recentrage en direction de l’Afrique. Ces développements ont en commun de s’articuler autour d’une même doctrine, dite de la « Patrie bleue », avec laquelle la Turquie nourrit l’ambition de devenir la puissance inévitable d’un Grand Moyen-Orient. Nous étudierons enfin les ramifications pernicieuses de cette affirmation stratégique pour l’ensemble des acteurs européens.
Située au carrefour de trois continents, la Méditerranée orientale présente une dimension stratégique et une diversité sans pareilles qui lui valent d’être âprement disputée. Elle forme une grande partie de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (Middle East and North Africa – MENA), laquelle comprend neuf États côtiers et deux points de passage maritimes très sensibles, le détroit des Dardanelles et le canal de Suez. Ses lignes de communication maritimes (Sea Lines of Communication – SLOC) restent essentielles au transport mondial en matière de commerce comme d’approvisionnement énergétique : les flux marchands en Méditerranée représenteraient jusqu’à 25 % de l’ensemble des échanges maritimes internationaux. La zone fait donc figure d’axe géostratégique crucial, dont le contrôle constitue un enjeu lourd d’implications considérables.
La contiguïté de cultures politiques différentes, doublée d’un environnement stratégique tendu et marqué par des lignes de faille intra comme interétatiques, génère une instabilité chronique. Six des neuf États littoraux concernés ont été récemment mêlés à de violentes tourmentes. La stratégie du pivot adoptée par Washington vis-à-vis de l’Asie et le relatif fléchissement de l’intérêt américain pour la région MENA ont suscité une vacance de pouvoir qui a elle-même attisé de nouvelles rivalités entre acteurs régionaux et internationaux. En fait foi la nature désormais multipolaire des relations du Moyen-Orient avec les grandes puissances, qui se livrent une lutte d’influence acharnée : la pression russe en matière de sécurité et le poids économique de la Chine y ont progressé d’autant.
Il reste 91 % de l'article à lire
Plan de l'article