La Fin de la Chrétienté
La Fin de la Chrétienté
Le sujet de la fin de la Chrétienté en tant que civilisation n’est pas nouveau, et nous en avons déjà parlé dans ces colonnes (1). Cette disparition est une évidence sociologique dont les manifestations sont omniprésentes, en dépit des marques historiques de la Chrétienté qui jalonnent encore nos paysages. Mais, si le constat est partagé, il est intéressant de se pencher, avec Chantal Delsol, sur les causes et sur les conséquences concrètes de cet effacement survenu après seize siècles de régulation de l’Occident par la religion chrétienne. Et si Chantal Delsol s’adresse au premier chef, au fil de cet ouvrage, aux catholiques français, son analyse claire et concise revêt un grand intérêt pour qui veut comprendre et mettre des mots sur le phénomène d’inversion morale qui s’est brusquement accéléré au tournant du XXIe siècle. Non pour en tirer une forme de nostalgie – encore que la rupture décrite par Chantal Delsol ne laisse pas insensible, mais bien pour cerner quels sont les équilibres moraux et spirituels qui régentent désormais notre société : à l’heure où la cultivation des « forces morales » est érigée en priorité pour affronter le retour du tragique de l’Histoire, une telle réflexion n’est en effet pas inutile.
Que voyons-nous donc se dessiner sous la plume de Chantal Delsol ?
D’abord, l’histoire d’une grande inversion normative, désormais consommée, dans l’ordre moral : celle d’un retour au modèle du paganisme, après une longue période de prééminence du monothéisme chrétien. Faisant irruption il y a vingt siècles, le christianisme a provoqué une première inversion normative au cours du IVe siècle, en apportant une modernité basée sur de nouvelles croyances. Ce jaillissement du monothéisme a enfanté en Occident de nouvelles mœurs, l’Église remplaçant au passage l’État dans son rôle de source de normes morales. Une civilisation en est née, la Chrétienté. Seize siècles plus tard, c’est le mouvement inverse qui s’est désormais opéré selon Chantal Delsol, sous l’effet de deux facteurs : d’une part, la fin des croyances dans les vérités portées par le monothéisme chrétien (l’homme moderne « n’y croit plus », tout simplement) et, d’autre part, la crise de conscience profonde qui frappe un Occident à un point tel que les principes chrétiens sont remis en cause par les chrétiens eux-mêmes. Ce mouvement d’inversion étant arrivé à son terme, nous sommes de retour à une situation où l’État a repris sa place comme source de norme morale.
Ensuite, le remplacement de la religion chrétienne par la morale et par les mythes. Chantal Delsol s’attache ici à réfuter les discours alarmistes selon lesquels l’éviction de la chrétienté et la réduction des chrétiens au statut de minorité ouvriraient la voie au nihilisme et au chaos. Au contraire, la nature ayant horreur du vide, c’est la morale en elle-même qui a remplacé la religion. Chantal Delsol va même plus loin : nous sommes, selon elle, passés à un âge de « religion morale ». Dans ce nouveau paradigme, la nouvelle source de la morale n’est plus l’Évangile, mais un corpus de mythes dont les manifestations principales sont l’humanitarisme et l’écologisme. Le gardien de la morale n’est plus l’Église, mais l’État. Les clercs ne sont plus les évêques, mais les législateurs et les animateurs de plateaux de télévision. Et, ultime manifestation de l’effacement de la croyance en une vérité unique, les spiritualités venues d’Asie font un retour en force en Occident.
Enfin, la difficulté historique de toute forme de référence morale – a fortiori si elle est pluriséculaire – d’accepter sa relégation au statut d’opinion minoritaire. Sur ce sujet, Chantal Delsol décrit bien les mécanismes d’autodéfense qui traversent une partie des fragments de la Chrétienté, reconnaissant que « réduits à la situation de témoins muets, les chrétiens sont aujourd’hui voués à devenir les soldats d’une guerre perdue ». Le message du professeur de philosophie pour les catholiques est ici clair : plutôt que de s’enferrer dans les mécanismes défensifs d’une majorité déchue, il faut apprendre à cultiver les vertus des minorités (équanimité, patience et persévérance).
Chrétien ou non, le lecteur de La Fin de la Chrétienté en tirera un excellent éclairage sur les ressorts moraux de la société française post-moderne. Non pas une société nihiliste comme la parenthèse des années 1960-1970 a pu le laisser croire, mais une société dont les croyances ont fondamentalement changé, érigeant en crime ce qui hier était permis ou toléré, et en bienfait ce qui hier était ostracisé. Une société qui n’est pas plus tolérante qu’avant (la morale moderne est à bien des égards très intolérante), mais une société désormais traversée par de nombreux paradoxes, où l’individualisme côtoie l’humanitarisme et où le transhumanisme côtoie l’écologisme. Une société où il n’y a pas moins de règles qu’avant, mais où les règles sont différentes. Pour un chef, en particulier s’il est militaire, le comprendre, c’est documenter l’exercice de son autorité. ♦
(1) Recension de l’ouvrage suivant dans la Revue Défense Nationale : Guillaume Cuchet : Comment notre monde a cessé d’être chrétien – Anatomie d’un effondrement ; Seuil, 2018 ; 276 pages.