Guerres d’influence – Les États à la conquête des esprits
Guerres d’influence – Les États à la conquête des esprits
Paru en janvier, cet ouvrage commence par ces mots : « Sommes-nous entrés dans une ère de confrontations nouvelles et permanentes, bien qu’imperceptibles pour le profane ? La crainte d’une invasion militaire “à l’ancienne”, du côté de l’Europe occidentale s’est en partie estompée. Les abris antinucléaires de guerre froide obsèdent moins les esprits. » Heureusement que Frédéric Charillon, ancien fondateur et dirigeant de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, ne mentionne ici que l’Europe occidentale, et non la centrale et l’orientale. De plus, la guerre, qui a éclaté subitement à 5 heures du matin le 24 février, l’a été dans ce que Georges Nivat, grand connaisseur de Soljenitsyne, a nommé la troisième Europe. C’est dire que si nous vivons dans le même espace – Kiev n’est qu’à trois heures de vol de Paris – nous ne vivons pas dans le même temps historique.
Si la guerre « classique », avec ses chars et ses avions, est revenue en Europe, cela ne veut pas du tout dire que la cyberguerre, les guerres d’influence et autres formes de conflictualité auront disparu du théâtre ukrainien où se déroulent et se juxtaposent divers affrontements. Ainsi, ce qu’écrit l’auteur : « cette compétition internationale pour les esprits est devenue courante, comme le lobbying est devenu la norme au Congrès américain ». Mais qu’est-ce que l’influence ? On la trouve partout sans pouvoir la définir avec précision. Il ne convient pas de la confondre avec la soft power, popularisé depuis déjà longtemps par Joseph Nye dans son classique Bound to Lead (1990), suivi de Soft Power (2004) et de The Future of Power (2011) qui caractérisait essentiellement les pratiques américaines. Dans son optique, l’influence s’apparenterait à la notion bien française de « rayonnement ». C’est par la force, par son attractivité qu’une puissance, en l’occurrence l’américaine, l’attire à elle.
Dans son essence, le soft power n’implique ni pression ni achat, ce qui n’est pas du tout le cas de l’influence qui peut s’obtenir et s’exercer de multiples façons y compris par la coercition, l’achat, la persuasion qui implique déjà une idée offensive. Pour Frédéric Charillon qui la décrypte, sous tous ses aspects, elle implique le faire, le faire faire, l’empêcher de faire. L’influence n’est donc pas pure propagande, elle est plus fine et subtile. Ce n’est pas un pur lobbying ou du networking, mots qui n’existent pas en français, ou n’ont pas la même réception. Elle est encore moins l’hégémonie ou la domination, d’où le caractère trompeur de l’expression classique de « sphère d’influence » qui implique pour se constituer ou perdurer l’emploi de la force ou la menace d’y recourir. On l’a vu en 1956 et en 1968 dans le cas de l’URSS et de la doctrine Brejnev, dite de « souveraineté limitée ». Ainsi, l’influence s’apparenterait plutôt à la notion de smart power, combinaison habile de soft comme de hard power. En définitive, l’influence se si tue de façon mouvante sur une échelle qui va du hard power au soft power, dans une échelle qui comporte de multiples gradations qui passent aussi bien par la sanction, l’intimidation et la bouderie, que par l’assistance financière, la formulation des enjeux du débat, l’attraction culturelle et la séduction.
Le contexte international actuel, tel qu’il se dégage de nombreuses ruptures stratégiques actuelles récentes, de la fin de l’URSS au grand retour de la Chine, en passant par les attentats du 11 septembre, auxquels il convient d’ajouter le déclenchement de la guerre en Ukraine, est propice à ces combinaisons d’influence. Aussi, les différents terrains de la compétition internationale, loin de s’exclure les uns des autres s’accumulent et se superposent : le terrain physique de l’affrontement militaire demeure ainsi que le terrain politico-diplomatique, que les diplomates ont toujours pratiqué. Mais s’y sont ajoutés le terrain social, l’émotionnel et l’espace symbolique.
C’est donc à une réflexion d’ensemble que nous invite cet ouvrage, qui vient à point nommé. Il décline bien des instruments de l’influence, qui repose sur la dynamique des trois I : Interdépendance, Immixtion, Influence. L’usage de la force demeure pertinent, mais doit être combiné avec d’autres techniques. La tâche est ici immense et s’applique à merveille à la guerre actuelle en Ukraine. Arrivera-t-on à concevoir, appliquer un plan d’ensemble, qui peut aller jusqu’à la reconstruction d’une société et la réconciliation entre anciens ennemis, ce qui implique de convaincre de nombreux interlocuteurs. Nous savons que le monde est devenu moins occidental, que l’âge identitaire est revenu en force et prévaut un peu partout. On assiste à l’éparpillement des États, à l’heure de gloire des mouvements, à la revanche des sociétés, et en définitive c’est l’individu qui est devenu l’arbitre.
Les luttes d’influence s’exercent sur de multiples terrains. Celui du politique, qui reste l’arène de l’influence, le miroir de la puissance ; celui du social, clé de la victoire ; et celui de la cyber symbolique, nouvelle jungle. D’où la nécessité pour chaque État de fabriquer de l’influence internationale. Comment l’organise-t-il ? Avec quels instruments et quels acteurs ? Comment les divers États : États-Unis, Russie, Chine, les pays du Golfe, l’Union européenne s’y prennent-ils et quels sont les résultats atteints ?
La diplomatie d’influence existe, il faut désormais la concevoir, la mettre en œuvre, la faire triompher dans la durée. Elle est devenue, non pas l’unique étalon de la puissance, mais un passage obligé, sans laquelle celle-ci resterait inachevée ou lettre morte. Cette diplomatie publique implique de parler aux gens, de choisir des niches adaptées, de maîtriser pleinement le digital. C’est un énorme chantier où tous les acteurs se mêlent : États, organisations internationales, multinationales, ONG et même aujourd’hui groupes de hackers ou simples individus. La bataille pour les idées est ouverte, celle des think tanks, des universités, avec ses grands rendez-vous de Davos à Singapour. Nous sommes passés des leaders d’opinion aux influenceurs. Le travail d’influence doit sans cesse être remis sur le métier. En fait, il n’a fait que commencer ! ♦