Tous ceux qui tombent
Tous ceux qui tombent
Jérémie Foa fait d’étranges rêves. Il aimerait fouiller sous la Tour Eiffel ou sous la préfecture à Toulouse pour y retrouver les traces des victimes de la Saint-Barthélemy tuées entre août et octobre 1572 et qu’il a côtoyées dans les archives notariales. Leur décès a enclenché la constitution d’actes, pour régler leur succession ou constater leur décès par la déposition de témoins. Mais les notaires enregistrent aussi les inventaires de meurtriers, dévoilant ce que fut leur vie après le 24 août 1572. Loin du roi Charles IX (mais pas forcément loin de la cour royale) ou des tractations avec l’Espagne et l’Angleterre, Jérémie Foa scrute les rues, les ponts et les quais, note les adresses, mais surtout met en évidence les relations interpersonnelles de ceux qui y vivent. La grande ville ne rend pas anonyme celui qui y habite. Chacun sait qui sont ses voisins.
Ce livre est composé de 26 chapitres de longueurs variables, aux titres faisant souvent référence à des films. Mais avant cela, il y a un prélude qui donne doublement le ton : il ne sera que très peu question dans cet ouvrage des donneurs d’ordre du massacre (et de leurs intentions), mais bien plus de la matérialité du massacre, et le texte lui-même s’attachera à atteindre la plus belle tenue littéraire. Les chapitres eux-mêmes proposent plusieurs approches. L’un propose de suivre les démarches d’une veuve voulant récupérer ses biens séquestrés, arguant qu’à la différence de son défunt mari, elle est bonne catholique. Un autre met en lumière tout un groupe de voisins qui déclarent devant notaire qu’untel est catholique et messalisant, alors qu’il est notoire que cette personne est un huguenot (p. 167 et p. 178, ambivalence des voisins et poids temporaire du papier dans une crise qui est une sortie temporaire des appellations contrôlées). Un autre encore montre que le massacre peut servir de couverture pour l’apurement de contentieux professionnels par voie de tueur à gage (p. 193). Un autre enfin parle d’une réparation pour une blessure causée par une balle perdue… entre miliciens (p. 149).
La milice bourgeoise, justement, est à Paris la cheville ouvrière du massacre (la noblesse venue assister à la noce d’Henri de Navarre et Marguerite de Valois est pour sa part la cible de tueurs de l’entourage des Guises). C’est avant tout un massacre entre voisins, un pogrom entre connaissances. Comme rien dans l’apparence ne peut distinguer un huguenot d’un catholique, c’est la connaissance intime des gens qui permet un classement. Et la milice a pu repérer les tenants de la « nouvelle opinion » depuis des années dans une ville de Paris plus violemment catholique que le roi (la confrérie Sainte-Geneviève comme quartier général des massacreurs, p. 55). Les protestants qui sont assassinés à la Saint-Barthélemy, leurs corps jetés à la Seine, ont très souvent dans les années précédentes été emprisonnés par la milice, parfois pendant des mois (l’auteur fait justement le lien entre les registres d’écrou, le massacre et ceux qui le perpètrent). Ainsi, si la milice a appris à appréhender, connaît les adresses et les visages, les victimes ont aussi appris à laisser passer l’orage et à ouvrir aux représentants de la municipalité qu’ils connaissent. Ce n’est pas une foule emplie de violence aveugle qui agit, ce sont des hommes détenteurs de la force publique qui se connaissent. Le massacre n’a pas été prémédité, il a été préparé (p. 35). Suivent des spoliations massives.
La collection dans laquelle s’inscrit cet ouvrage s’appelle « À la source » et annonce clairement la ligne directrice du livre. Ce dernier est au plus près des sources, abondamment citées dans le texte, mais aussi intelligemment présentées au lecteur (grâce aussi au cahier central avec ses photographies de documents). À cela s’ajoute une ambition littéraire assumée au résultat plaisant, avec de savoureux archaïsmes très XVIe siècle. L’auteur a de nombreuses cordes à son arc et s’aventure avec à propos dans le champ de la philosophie de l’histoire, mais on sent également un intérêt marqué pour d’autres disciplines des sciences humaines.
Enfin, en écrivant sur le passé, Jérémie Foa pense bien évidemment au présent et le lecteur avec lui. Si Samuel Paty est évoqué comme cas de décapitation d’intellectuel faisant le pendant à celle du philosophe Ramus lors de la Saint-Barthélemy (p. 84), le lecteur, quant à lui, peut vite faire un rapprochement, hélas non exclusif, avec le génocide du Rwanda. C’est indéniablement un écrit qui donne envie d’être historien et aurait toute sa place dans une unité de méthodologie de cursus universitaire.
Et pendant le massacre, la vie normale continue chez les notaires… ♦