D’un Siècle l’autre
D’un Siècle l’autre
La lecture d’un ouvrage de Régis Debray est toujours une cure salutaire. Outre le plaisir que l’on prend à lire cet esprit vif au style clair et lapidaire, s’y ajoute la satisfaction de mettre des mots sur des sentiments parfois diffus. Ce don de l’explication sans doute le propre de tout observateur avisé et cultivé, qui a beaucoup vu et beaucoup fait, tel Régis Debray à l’automne de sa vie. Que nous apporte donc D’un Siècle l’autre ?
D’abord, une excellente rétrospective sous forme d’autobiographie intellectuelle, qui mène le lecteur sur le parcours atypique de l’auteur, de l’Amérique du Sud des révolu tions au palais de l’Élysée, en passant par les Cahiers de Médiologie. Avec un regard à la fois humble et ironique, celui qui n’aime pas être comme philosophe ou intellectuel, nous offre néanmoins un voyage passionnant dans les idées du XXe siècle, ce siècle qui précède donc l’autre. Régis Debray y revient pêle-mêle sur le rôle du politique – cette force qui « transforme un tas en tout », sur les rapports de la géographie à l’histoire, sur l’importance du « contre » pour faire émerger un « ici », sur la transmission qui a laissé libre place à la communication, sur notre rapport à l’espace qui a supplanté notre rapport au temps, ou encore sur la progressive américanisation de l’Europe (1). On rit. On opine. On s’étonne parfois, avant de retomber sur nos pattes. Une vraie détente intellectuelle.
Mais pour le lecteur de la Revue Défense Nationale, l’intérêt de cet opus est surtout la réflexion posée par Régis Debray autour de ce qui fait tenir un collectif humain. « Il y a les chiffres et il y a les hommes ». L’auteur nous propose ici de parler des hommes. Il nous ouvre sur le rôle du sacré, sur son caractère universel, sur sa force de mobilisation et sur son naturel potentiel d’exclusion. Il nous guide dans un jardin de notions : Dieu, religion, culte, politique, morale, etc. Autant de totems qui sont habilement remis en perspective, chacun à leur place. Dans le sillage de cette fresque, on trouve une analyse pénétrante sur la faiblesse du tissu collectif contemporain en France, alors que le sacré n’y a plus la vigueur du siècle précédent depuis la chute des deux grandes matrices qu’étaient l’Église et la République (pour lesquelles on pouvait encore mourir). Les questions posées sont sans détour : pour qui ou quoi accepterait-on de mourir en France aujourd’hui ? « Vers où nous tourner, dans cet assèchement symbolique, à quel antidépresseur se fier qui puisse nous surélever et rassembler ? ». Et les sentences qui font mouche s’enchaînent, telle celle-ci : « Un État qui ne peut plus nous entretenir que de lui-même et fait souvent douter de son efficacité n’a plus la légitimité requise pour placarder sur les murs un ordre de mobilisation ». On trouve également au fil des pages des mises au point bienvenues sur la vacuité de la transcendance européenne (« Amérique rêve, Europe banque »), sur l’amollissement que cache l’utilisation incantatoire du mot « valeurs » (« c’est la différence entre le sacré et les valeurs, le mou qui reste quand le dur est parti »), ou encore sur le caractère parfois anachronique de la morale contemporaine.
En somme, autant de propos bien amenés qui alimenteront utilement les réflexions de ceux qui ont la charge de combattre pour une idée – encore – incarnée, la France. À l’heure où les « forces morales » sont invoquées tous azimuts, remercions Régis Debray pour la pertinence de son analyse. ♦
(1) Thème développé dans Régis Debray : Civilisation – Comment nous sommes devenus américains ; Gallimard, 2017, 231 pages, qui a fait l’objet d’une recension en son temps dans ces colonnes, RDN, mars 2018.