Le Drame de 1940
Le Drame de 1940
Tout le monde connaît le général Beaufre, certainement l’esprit le plus brillant de sa génération, et beaucoup ont eu son Introduction à la Stratégie comme livre de chevet.
Le général Le Nen a eu la très heureuse initiative de publier une nouvelle édition d’un ouvrage aujourd’hui épuisé, Le Drame de 1940, qui constitue le premier volet de ses Mémoires, la seconde partie étant constituée par La Revanche de 1945, la suite, qui fera également l’objet d’une recension, en espérant que le général Le Nen, poursuivant sur sa lancée, le fasse également rééditer.
La personnalité militaire du général Beaufre s’est forgée dans le temps autour de trois points fixes : sa formation initiale au sein de l’armée d’Afrique, au Maroc lors de la guerre du Rif et plus tard ; puis le général de Lattre qu’il a servi comme chef du bureau « Opérations » de la 1re Armée avec une discipline intellectuelle qui peut être considérée comme l’étalon de la formule du général Frère, « Obéir d’amitié » ; et enfin, l’opération de Suez, dont il commandait la Force « A » (les forces terrestres françaises), brillant succès tactique, mais piteux échec stratégique dont il a tiré les leçons. Dans le présent volume de ses Mémoires, le lecteur comprend comment le général Beaufre a été marqué par sa formation d’officier de tirailleurs, et dans le second, il sera exposé la place qu’a occupée le général de Lattre dans sa perception de l’exercice du commandement.
Enfin, il est impossible de saisir la personnalité du général Beaufre, si on ne discerne pas la chance qui a été la sienne dans sa carrière d’officier subalterne. Manifestement, les meilleures fées militaires se sont inclinées sur le berceau du bébé André Beaufre. Remarquable combattant, il est décoré de la légion d’honneur comme sous-lieutenant dans le Rif. Il réussit haut la main le concours d’admission de l’École de Guerre en limite d’âge basse (28 ans). Ce faisant, il va avant la force de l’âge, connaître des affectations en état-major qui lui feront autant aborder les problèmes par le haut que se trouver au contact direct de chefs militaires de premier plan, notamment à l’État-Major de l’Armée. Sa maîtrise de l’anglais va le faire désigner pour la mission Doumenc à Moscou en août 1939, le même Doumenc l’appelant à Montry lorsqu’il y prendra les fonctions de major-général des armées françaises, ce qui le mettra au contact direct de Weygand quelques semaines plus tard. Ce faisant, son aversion pour le « système » de l’avant-guerre est absolue et sa sévérité pour Gamelin sans appel. L’essentiel de l’ouvrage est consacré d’ailleurs aux événements douloureux de mai-juin 1940, dont il n’est d’ailleurs pas sûr que l’armée actuelle s’en soit totalement rétablie, quatre-vingts ans plus tard.
Enfin, cet ouvrage comprend, à côté de la narration des événements, des réflexions de l’auteur, datant à la fois de l’époque considérée ou, plus intéressant, de celle où il a rédigé cet ouvrage, c’est-à-dire le milieu des années 1960, ce qui permet une enrichissante mise en perspective.
Pour rendre compte de l’ouvrage, il convient de le suivre chronologiquement, au fil des pages. Dans la guerre du Rif, le jeune sous-lieutenant du 5e Algériens est blessé, puis évacué d’abord à l’hôpital de Fès, avant de l’être à Rabat. C’est là qu’il croise le maréchal Lyautey, qui fait quotidiennement sa « tournée » des blessés à l’hôpital, en s’entretenant très familièrement avec chacun d’eux. Avec une pointe d’humour, Beaufre note que le Résident général débarquait à l’hôpital, à cheval avec son escorte de spahis, mais qu’il était arrivé en voiture jusqu’au dernier carrefour avant l’hôpital.
Le récit de ces aventures marocaines s’achève par une réflexion de l’auteur sur l’aboutissement de la colonisation française, qui a consisté en une rapide décolonisation après la guerre. Selon lui, la raison en est simple : dans les années 1920, la France représentait une puissance qui avait vaincu et gagné la guerre. C’est ce qu’il exprime en notant : « À l’époque, le vent de l’histoire soufflait de l’Ouest. » Alors que, même si la France figurait au rang des vainqueurs en 1945, dans l’après-guerre, elle apparaissait quand même comme la nation vaincue de 1940, ce qui changeait tout.
Le tableau que l’auteur donne de son stage à l’École supérieure de Guerre qu’il suit dans le grade de lieutenant la première année, ne plaide guère en faveur de l’École de cette époque. Tout comme de Gaulle quelques années auparavant, Beaufre y est choqué par le conformisme et le dogmatisme ambiant et régnant. Les enseignements tirés de la dernière guerre ont été tronqués et transformés en recettes, traduites en barèmes, normes et abaques, hors desquels il ne saurait y avoir aucun salut. Le drame de 1940 était en gestation.
À sa sortie de l’ESG, le tout jeune capitaine Beaufre est affecté à l’état-major du Commandement supérieur en Tunisie où il est chargé de la mise à jour du plan de défense du Protectorat (qui en avait bien besoin), puis l’auteur rejoint ensuite l’EMA à l’îlot Saint-Germain. Le tableau qu’il donne de ces deux états-majors est particulièrement savoureux : une gigantesque bureaucratie où le formalisme règne en maître et d’où toute nouvelle idée est systématiquement tenue comme suspecte. L’accueil qu’il reçoit de son chef de section, le futur général Henri Zeller (l’un des fondateurs de l’ORA) est sans équivoque : « Connaissez-vous le général Gamelin ? » (alors chef d’état-major de l’Armée). Sur la réponse négative de Beaufre, Zeller poursuit : « Eh bien, le général Gamelin est une nouille ! » L’ambiance était donnée ! Chargé de l’organisation des troupes de l’Afrique du Nord, le jeune capitaine Beaufre entre en contact avec le général Georges, alors commandant le 19e CA à Alger. Mais surtout, dans ces fonctions, au contact du ministère de l’Intérieur pour l’Algérie et des Affaires étrangères pour les deux protectorats, Beaufre en arrive rapidement au constat que la France n’a aucune politique à long terme, et même aucune politique en Afrique du Nord ; seuls les intérêts locaux, souvent privés, comptaient. Sa conclusion est simple : il ne faut pas s’étonner de ce qui est advenu.
Ce n’est qu’à l’issue, en 1937, que le capitaine Beaufre rejoint le 2e Marocains à Marrakech pour y effectuer son temps de commandement de capitaine. Avec un commandant de compagnie disposant d’un tel bagage, son commandant de bataillon pouvait dormir sur ses deux oreilles. À l’issue, refusant de « céder aux délices de Capoue que le Maroc d’alors pouvait offrir » selon ses propres termes, Beaufre rejoint à nouveau l’EMA et l’îlot Saint-Germain.
Avant de poursuivre le cours de ses Souvenirs, le général Beaufre livre au lecteur ses réflexions relatives à la situation militaire en Europe en 1939, en insistant sur le réarmement allemand et la remontée en puissance de l’armée allemande depuis 1934. Il souligne l’occasion perdue par l’absence de réaction française à la remilitarisation de la rive gauche du Rhin. Le général Beaufre démontre avec la clarté et la hauteur de vues qu’on lui connaît comment le but poursuivi par Hitler depuis son accession au pouvoir était la réalisation des conditions politiques et stratégiques nécessaires pour aborder avec succès le conflit inéluctable qu’il préparait. Pour ce faire, à l’intérieur, il convenait de mettre sur pied un outil militaire le plus puissant possible et, à l’extérieur, démanteler pièce par pièce le système politique fondé sur la stratégie de Foch. Réarmement d’une part, division des adversaires potentiels de l’autre. Ces pages doivent être lues et méditées, non pas tant pour leur intérêt historique, réel, mais pour bien se persuader qu’une défaite est toujours la faillite d’une stratégie. À la fin des fins, on en revient toujours à la réflexion de Bainville : « Faites-moi de la bonne stratégie, je vous ferai de la bonne politique. »
Membre de la délégation franco-britannique chargée in extremis, en août 1939, de négocier avec l’Union soviétique une alliance de revers pour s’opposer à toute action allemande contre Dantzig et la Pologne, l’auteur montre, en situation, toutes les illusions qui pouvaient encore animer la diplomatie occidentale : les gouvernements, tout comme les états-majors, français et britanniques espéraient pouvoir aboutir à un accord militaire avec les Soviétiques contre l’Allemagne, en occultant la délicate question du droit de passage de l’armée soviétique sur les territoires polonais et roumain. Or, Varsovie comme Bucarest s’y montraient farouchement opposés, connaissant les appétits russes pour la Pologne orientale, c’est-à-dire les territoires perdus par la Russie en 1921 (1) et, en Roumanie, envers la Bessarabie (l’actuelle Moldavie). Le capitaine Beaufre de l’époque fut alors dépêché à Varsovie pour tenter une opération de la dernière chance : fournir les arguments à Léon Noël, ambassadeur de France à Varsovie, et au général Musse, attaché militaire, pour convaincre les autorités polonaises que la survie de leur pays passait par l’acceptation des conditions russes. Ce fut un échec et les dés roulèrent alors vers la guerre, après que l’Union soviétique ait, par un renversement complet de sa politique, traité avec le IIIe Reich pour un nouveau partage de la Pologne.
Puis l’auteur narre la période de la guerre, qu’il a suivie, d’abord au sein de l’État-Major de l’Armée, puis du GQG, phase d’inaction en premier lieu, la « Drôle de guerre », suivie de la débâcle. Son jugement sur la Drôle de Guerre qu’il rapporte de l’accompagnement d’une autorité sur le « front » de Lorraine est effrayant : l’armée pourrit sur place dans l’inaction. En fait, la France a déclaré la guerre pour ne pas la faire, et l’auteur démonte admirablement la logique à la fois politique et militaire qui a conduit à cette situation ubuesque.
Le 10 mai 1940, le voile se déchire. Le général Beaufre montre l’espèce de fatalité du destin qui a voulu que la France roulât vers l’abîme. Après Sedan, les ordres sont donnés pour une contre-attaque concentrique de 3 DCR : la 1re tombe en panne sèche ! La 2e est dissociée lors de ses débarquements et la 3e parvient à peine à se mettre en place tardivement sur sa ligne de débouché. Présent au GQG à La Ferté avec Doumenc le 14 mai aux aurores, Beaufre assiste à la défaillance physique et morale de Georges, qui ne maîtrise plus rien et éclate en sanglots. Cette défaillance, rapportée par d’autres, sera hélas occultée par le biographe de Georges, l’historien Max Schiavon. Beaufre impute cette faiblesse de Georges aux conséquences des terribles blessures dont il avait été victime lors de l’attentat contre le roi de Yougoslavie, à Marseille, en novembre 1934, et dont il ne s’était pas encore totalement remis. La relation de la dernière visite de Gamelin au GQG, qui a donné lieu à la rédaction de l’IPS débutant par la formule célèbre « Sans vouloir intervenir dans la conduite de la bataille qui relève de l’autorité du général Georges… » est édifiante. Par opposition, Beaufre relate le coup de fouet moral qu’a été l’arrivée du général Weygand au GQG. Nouveau coup du destin, alors que Weygand venait de conférer à Ypres avec le commandant du GA1, le général Billotte, pour mettre au point sa contre-offensive vers le sud pour cisailler la progression allemande, celui-ci trouve la mort dans un banal accident de la circulation. Puis, ce sera Dunkerque.
Pour ce qui est de la préparation de la manœuvre d’arrêt à hauteur de la « Ligne Weygand », la Somme et l’Aisne, Beaufre indique que la mentalité dominante au GQG était que la défaite était probable, mais qu’il fallait épuiser toutes les chances, et que, peut-être, une nouvelle bataille défensive pourrait être couronnée de succès. Mais au sein des échelons subordonnés, une telle confiance n’était plus de mise.
Après la rupture de la ligne de la Somme, il faut en convenir, la partie est jouée et perdue. Le GQG est évacué et les replis commencent avec Briare. Alors que tout le monde glissait sur la pente du fatalisme, Beaufre qui n’a jamais eu une réputation de « gaulliste » rapporte que le seul à ne pas se laisser aller dans cette voie était le sous-secrétaire d’État à la Guerre, de Gaulle, qu’il a eu plusieurs fois au téléphone dans ces journées dramatiques. Le 12 juin, l’ordre de repli général est donné. L’armistice surprit le GQG à Montauban, Weygand devenu ministre de la Défense nationale se trouvant à Bordeaux avec le Gouvernement.
In fine, en réfléchissant aux causes de la défaite, le général Beaufre place le curseur du moment culminant du drame, ni à l’échec des pourparlers en Russie ni à Munich, mais en mars 1936, par notre absence de réaction à la remilitarisation de la rive gauche du Rhin par l’Allemagne. Or, comme l’armée française ne disposait pas, en 1936, de l’outil permettant de réagir sans délais, c’est donc dans les choix des années précédentes qu’il convient de chercher la cause réelle du désastre. Au-delà, le général Beaufre estime que la cause profonde de notre débâcle réside dans la saignée de la Grande Guerre qui a ruiné le pays et lui a coupé ses ressorts moraux, Il met en cause l’esprit « ancien combattant » pacifiste qui a suivi la guerre. Mais, au-delà du destin qui s’est acharné sur le pays, la grande leçon que le général Beaufre tire de la défaite, est l’impérieuse nécessité pour une nation de générer en son sein l’élite qui lui permettra d’affronter ce destin.
Ce livre est à lire et à méditer, car, au-delà de son intérêt historique, il permet une réflexion utile sur le commandement, car, du point de vue militaire, la débâcle de 1940 est avant tout la faillite de commandement. En effet, qui, aujourd’hui, peut affirmer que nous ne nous trouvons pas dans une phase d’avant-guerre ? ♦
(1) Qu’elle récupérera temporairement par le pacte de non-agression avec l’Allemagne, après la défaite polonaise, jusqu’au déclenchement de l’opération Barbarossa, puis, de façon plus pérenne en 1945 après Yalta et qu’elle reperdit en 1991 au profit de la Biélorussie.