La Louisiane, une affaire d’État (1684-1687)
La Louisiane, une affaire d’État (1684-1687)
Ce livre est fort intéressant. On y lit les circonstances dans lesquelles Cavelier de La Salle s’embarqua pour une mission militaire qu’il se savait mal équipé pour accomplir, mais qu’il accepta pour enfin retrouver l’embouchure du Mississippi et l’ouvrir au commerce et au peuplement, comme le Saint Laurent. Le texte met en valeur deux manuscrits de témoins de sa dernière expédition, pour laquelle on peut dire que La Salle se commit personnellement à constituer la Louisiane. C’est un complément d’histoire, fresque accolée à une expédition assez mince, mais chargée d’enjeux régaliens. Cette fresque déroule la vie d’une petite troupe qu’on voit emmenée en mer, débarquée n’importe où, et tôt décontenancée de la tournure prise par les événements, car La Salle n’expliquait rien. Les manuscrits composent deux tableaux, l’un en mer devant la côte de l’actuel État du Texas, l’autre suivant l’exode d’un groupe en survie dans les bois à la recherche du Mississippi (appelé d’ailleurs fleuve Colbert).
L’affaire aboutit à l’histoire d’un poste militaire qui devrait défier les Espagnols du Mexique, mais s’épuisa faute de résolution de la part des organisateurs. On peut voir dans l’aventure où trépassa La Salle un conte à ajouter à La Solitude de la pitié de Jean Giono. Quelque surcroît de passion dans la quête de l’objet désiré (l’embouchure d’un fleuve… à cette époque, au Canada, c’était tout un modèle !) fit dépendre les chances de découverte des mésaventures d’un fort en bois mal établi dans le cœur des forêts du Texas (sans même le charme désuet du Rivage des Syrtes de Julien Gracq, à jamais figé dans l’ennui).
Trente-cinq mois plus tôt, parvenu à l’une des embouchures avec une poignée d’hommes dans des canots, l’aventurier a consacré au roi de France une terre indéfinie : la Louisiane, pour le moment dans les bayous :
« Le 9 avril 1682 (...) sur une petite élévation, on dresse une croix sur laquelle sont fixées les armes du roi de France découpées dans la fonte d’une marmite. Après avoir tiré trois salves de mousqueterie et crié “Vive le roi”, La Salle s’avance revêtu d’un manteau écarlate galonné d’or, coiffé d’un grand chapeau, portant son épée au côté, et lit la déclaration officielle qui est contresignée par le notaire Jacques de la Métairie et par douze autres Français présents. » (p. 26).
Mais ce lustre fut vain pour les Versaillais, en tout cas jusqu’à ce qu’on pût y mêler par intrigue le nom d’Espagne synonyme de guerre. Le conseil d’État ne s’y intéressa vraiment qu’à partir de dessins imaginaires de la côte du golfe du Mexique qui malicieusement rapprochèrent le delta du fleuve Colbert (à redécouvrir) des établissements espagnols de l’Ouest. La Salle s’est laissé tenter de faire apparaître les bouches du Mississippi plus voisines du Mexique, afin d’accoupler à la recherche géographique, laquelle primait pour lui, le projet militaire pouvant la financer. Ce fut tirer parti des humeurs du moment, mais plus tard il périt de s’être chargé d’une mission de trop.
Le roi donna son aval pour faire pièce aux Espagnols et l’expédition en Louisiane devint une affaire d’État. Par contre, l’expédition fut chichement calculée : un vaisseau de 3e classe (le Joly, commandé par Beaujeu), une petite frégate, un transport de vivres d’appoint, une flûte de 180 tx, l’Aimable, que La Salle dut affréter en personne, cent soldats encadrés et cent autres qu’il promit d’engager, mais dont on n’a pas bien vu s’il y en eut plus de quarante.
La narration de l’ingénieur Minet est attachante et professionnelle, œuvre d’un bon marin doué de science et de l’esprit. On sait combien les longs mouillages en houle haute, hors de vue de la terre, sont pénibles. Nous avons connu la même bouderie de la mer (une vraie « navrance ») lors de patrouilles aux bouches du Mékong, navigant à la sonde, jour souffrant, oiseaux rares, le spleen couvrant des eaux d’un jaune sale. Mais Minet console par la présence d’esprit qu’il montre pour arriver à déterminer au moins une fois la longitude : « Le 21, calme. À midi, petit vent. Hauteur prise 25°9’. Éclipse de Lune. Son plus grand obscurcissement à 5 h 20 m. Sa fin, ce que j’ai le plus remarqué, à 6 h 20 m. du soir. Nous sommes ici, selon la hauteur à l’heure de l’éclipse, à 25° 16’ de latitude et de longitude 28°. Ayant bien fait quatre lieues au nord-nord-ouest depuis midi à Paris, selon la connaissance des temps, elle doit finir à 12 h 27 m. Donc nous avons de longitude d’ici à Paris, 6 h 7 m., qui sont 91° 45. » (p. 54, à la date du 21 décembre 1684).
Il faut que le 13 janvier 1685 La Salle convienne avec le commandant Beaujeu que le groupe naval a passé dans l’ouest du Mississippi (pour les marins, il est incompréhensible qu’il entraîne toujours plus loin dans l’Ouest). La Salle se met à l’écart des officiers de marine. Il a fait de l’Aimable, si petit qu’il soit, le navire amiral, pour mieux y parvenir, et c’est sûrement en vue d’exécuter d’abord la mission antiespagnole. Il partage peu volontiers les vivres qu’il couve. Parvenu dans une zone de lagunes accessibles par une passe qu’il déclare franchissable, il y débarque autoritairement la troupe et il s’y joint. Sa mission préférée, il se résigne apparemment à la réaliser par terre (or, il se trompe beaucoup sur la distance).
Devant la passe d’entrée de la baie de Matagorda les marins du vaisseau se gaussent des connaissances hydrographiques de La Salle (« en hiver le niveau de l’eau se trouve plus élevé, je l’ai vu dans les Grands Lacs »). Or, pour les enhardir à se présenter sur la barre, La Salle fait boire les pilotes de l’Aimable et même son commandant, Aigron. L’Aimable talonne sur la barre, s’affaisse et la houle le démembre. La Salle s’en prend aux marins du Joly qu’il dit responsables parce que fautifs en hydrographie. Un temps plus tard, mieux inspiré, il accuse son capitaine de pavillon, qui, en outre, l’a ruiné (sans doute La Salle a-t-il bien opéré pour que la Louisiane soit « affaire d’État », mais ce qui est à son compte n’est pas remboursable sur fortune de mer).
Le manuscrit de Joustel raconte l’exode des dix-sept derniers occupants du Fort Saint-Louis de Matagorda après l’égrènement de leurs compagnons. Il narre l’assassinat de La Salle par les siens et une ultime traversée du continent par les huit hommes qui restent, vers les postes français du nord, à pied et en canot. Il y a d’intéressantes notes sur la vie des « sauvages », ceux qui guident et ceux qu’on rencontre. En voici un exemple. Les guides ont faim de viande fraîche ; Joustel s’arme et tue un bœuf :
« (...) ils lui ornèrent la tête avec du duvet de cygne teint en rouge dont ils se servent pour eux. Ensuite ils lui mirent du tabac dans les narines et dans les ergots des pieds. Ensuite de quoi ils l’habillèrent, après quoi ils lui tirèrent la langue, de laquelle ils lui coupèrent le petit bout qu’ils remirent dans la bouche dudit animal. Après quoi ils coupèrent plusieurs morceaux de viande qu’ils mirent à part. Et ensuite ils plantèrent des fourches sur lesquelles ils mirent en travers sur quoi ils étendirent lesdits morceaux de viande et furent laissés audit lieu, comme en sacrifice » (p. 129).
Bref, le sort de La Salle en 1685 ressemble à celui de Jean-dans-le-trou-à-moustiques (Hans in dem Schnôkeloch dans la rengaine alsacienne) : ne pas avoir ce qu’on veut… avoir ce qu’on ne voulait pas. La bande qu’il conduisait fut en butte à des conditions naturelles plus rebutantes encore que celles du passé ; le précaire Fort Saint-Louis de Matagorda fut ce qu’on peut imaginer de pire comme « trou à moustiques ».
Disons-le en trois mots : le dernier ouvrage de Mme Litalien est un petit livre élégant, vif, érudit. ♦