Cao Bang 1950 – Premier désastre français en Indochine
Cao Bang 1950 – Premier désastre français en Indochine
Épisode dramatique de la guerre d’Indochine, qui s’est déroulé en octobre 1950, la « bataille de la RC 4 », c’est-à-dire les combats liés à l’évacuation de Cao Bang, a donné lieu à toute une littérature allant des témoignages des combattants, notamment ceux des commandants des deux colonnes, les colonels Charton et Lepage – leurs supérieurs, les généraux Alessandri ou Carpentier ayant préféré ne pas s’exprimer – aux récits détaillés des combats, rejoignant alors souvent le genre de la geste héroïque. Il manquait une approche historique globale de cet événement, encore partiellement méconnu, rédigée par un véritable historien militaire. C’est chose faite. Le lieutenant-colonel Ivan Cadeau, historien averti et reconnu comme « le » spécialiste de la guerre d’Indochine (1), comble brillamment cette lacune, par cet ouvrage, remarquable synthèse de l’événement, qui le replace dans le contexte général de la guerre d’Indochine, tout en ne se limitant pas, comme tous les autres ouvrages l’ont fait, au seul point de vue français, car il est allé voir « de l’autre côté de la colline », dans la limite des sources vietminh disponibles, bien sûr. Bref, un vrai livre d’histoire qui, sans nul doute, fera référence.
À ce titre, le lecteur pourra comprendre toute la genèse de cette affaire, comment et sous quelles influences les décisions ont été prises, quels étaient les chefs concernés, tant du côté français que vietminh, quelles étaient les intentions réelles de Giap, pourquoi la décision d’évacuation, prônée depuis le rapport d’inspection du général Revers l’été 1949, a mis plus d’un an à être décidée et exécutée. In fine, tout naturellement, la question des responsabilités encourues par les différents niveaux de commandement se pose. Ivan Cadeau ne juge pas, l’historien n’étant ni hagiographe ni procureur. Il met en parallèle les différents responsables civils et militaires, le commandant en chef étant subordonné au haut-commissaire, il rappelle le poids écrasant représenté par la mise en œuvre de la « solution Bao Daï » dans la prise de décision politique, il n’occulte pas les conflits de personnes, Pignon-Blaizot, Revers – et le même Blaizot, ou Carpentier-Alessandri. Ce faisant, par la rigueur de son exposé, Cadeau fait œuvre de justice : les jugements aussi accablants qu’infâmants portés par Lucien Bodard – autoproclamé chroniqueur exclusif de la guerre d’Indochine – sur certains acteurs de ce drame, notamment le colonel Constans, commandant la zone frontière, sont dénoncés dans ce qu’ils ont d’excessifs.
Bref, un ouvrage complet et novateur, tant par ses sources que par ses développements et, désormais, personne ne pourra plus évoquer cet épisode sans se référer à cet ouvrage d’Ivan Cadeau. Le lecteur ne trouvera donc pas dans cet ouvrage dont ce n’est pas l’objectif, un récit détaillé des combats décentralisés qu’ont menés dans des conditions dantesques, goumiers, tirailleurs, légionnaires, parachutistes ou partisans. Pour ce faire, le lecteur devra se reporter à l’ouvrage du général Longeret, purement factuel, mais qui décortique parfaitement l’écheveau particulièrement entremêlé de ces combats.
Quelques coups de phare sur cet excellent ouvrage.
Dans son introduction, Ivan Cadeau expose la différence de traitement que l’historiographie a réservée à l’épisode de Diên Biên Phu et à celui-ci, ce qui a contribué à faire un peu tomber dans l’oubli les combats de la Route coloniale n° 4. L’auteur fait un très intéressant parallèle entre cette différence de traitement historiographique avec celui réservé par le pays et les institutions aux combattants de ces deux engagements. Les combattants de la RC 4 ont été purement et simplement oubliés, ce qui ressort parfaitement de la différence de traitement en termes de récompenses (citations notamment). En outre, ayant passé près de quatre ans en captivité, et quelle captivité, le cursus de leur carrière s’en est ressenti. Aucun grand nom de l’armée française qui s’est révélé par la suite n’avait pris part aux combats de la RC 4 (Jeanpierre mis à part, mais son destin s’est arrêté en Algérie) ; on ne peut pas en dire autant de Diên Biên Phu, pour ne citer que Bigeard ou du lieutenant Schmitt, futur Chef d’état-major des armées (Céma) qui a combattu comme artilleur volontaire « premier saut » dans la dernière semaine du camp retranché.
Dans sa rétrospective, l’auteur revient à fort jute titre sur l’opération Léa, conduite à l’automne 1947 et qui a vu la réimplantation militaire française en haute région, et notamment à Cao Bang. Cadeau montre combien les effectifs engagés étaient insuffisants autant pour atteindre les objectifs de cette opération que pour contrôler la zone nouvellement conquise. Et la métropole n’y pouvait rien, mais confronté à de graves problèmes de maintien de l’ordre (les grèves insurrectionnelles fomentées par le PCF), le gouvernement avait requis le Chef d’état-major de l’Armée de terre (Cémat) qui avait dû vider les garnisons d’Allemagne et faire prendre en charge, de façon temporaire, une grande partie de la zone d’occupation française par les Alliés. Qui plus est, il était simultanément confronté à une grave révolte malgache qui consommait les disponibilités de l’Afrique du Nord. Il n’existait aucun appelé disponible en métropole, puisque le service militaire n’avait été rétabli qu’en 1946 après sept ans d’interruption. Dès 1947, il paraît de façon flagrante que la conduite de la guerre d’Indochine dépassait les capacités militaires françaises.
Ensuite, l’auteur expose avec maestria combien les atermoiements entre Pignon, haut-commissaire, et Blaizot, commandant en chef, ont ruiné la campagne de la saison sèche de 1948, qui n’a jamais commencé, ce qui a permis au Vietminh de continuer à se ravitailler en riz en provenance du Delta. Pignon voulait faire un effort dans la pacification du Sud, pour asseoir le pouvoir de Bao Daï, alors que Blaizot voulait poursuivre l’assainissement militaire du Tonkin pendant qu’il en était encore temps. Le haut-commissaire imposa son option.
Puis, ce fut l’inspection du général Revers, Cémat, qui préconisa l’évacuation de la zone frontière jusqu’à Lang Son, exclu. D’emblée, Blaizot s’y opposa, mais il dut rapidement démissionner, la mésentente au sommet entre le responsable civil et le chef militaire devenant trop visible. Son successeur, Carpentier, acquis à l’évacuation, se trouva en butte aux arguments de son adjoint, Alessandri, pour la différer : il fallait recueillir les débris de l’armée nationaliste chinoise, vaincue par l’armée populaire de Mao. C’est ainsi qu’une année de tergiversations fut perdue. Conséquence d’une réorganisation du commandement, Alessandri perdit ses fonctions d’adjoint « Terre » au commandant en chef, le poste ayant disparu, pour aller prendre le commandement du Tonkin. Il s’y montra un adversaire acharné de l’évacuation, voulant porter son effort sur l’assainissement du Delta, qui ne le fut réellement jamais. C’est dans ce contexte que le poste clé de Dong Khé tomba en mai 1950, mais sa réoccupation quasi immédiate grâce à la surprise d’une opération aéroportée fit souffler sur le commandement un vent d’optimisme, qui ne correspondait en rien à la réalité de la situation.
S’appuyant sur des sources vietminh, certes officielles, Cadeau expose brillamment la montée en puissance du corps de bataille vietminh, grâce à l’aide chinoise, dont le sanctuaire jouxtait maintenant la frontière du Tonkin. Pour la campagne de 1950, dite Hong Phong II, les « conseillers » chinois voulaient engager le corps de bataille, en masquant Cao Bang, et en portant l’effort sur Dong Khé et That Khé, ce qui revenait à couper la RC 4. La chute prématurée de Dong Khé, fin mai, semble correspondre à une initiative locale. Conduite avec des effectifs trop faibles par rapport aux normes d’engagement chinoises, cela expliquerait la relative facilité avec laquelle le poste a été repris. Cette « victoire » a engendré un fallacieux sentiment d’euphorie au sein du commandement français du Tonkin, renforçant notamment le général Alessandri dans son opposition formelle au repli de Cao Bang. Ivan Cadeau démontre aisément qu’au contraire, la période de la fin du printemps 1950 a constitué pour le commandement français la dernière fenêtre d’opportunité pour une évacuation en sûreté de toute la haute région jusqu’à Lang Son (exclu) en repliant successivement chaque poste sur le suivant, ce qui renforçait d’autant la masse de manœuvre qui se repliait.
Ensuite, l’auteur démontre comment, sûr de sa victoire, Giap, en planifiant sa manœuvre centrée sur Dong Khé et That Khé, tendait un piège mortel à toute colonne de secours qui s’aventurerait sur la RC 4. Le rapport des forces engagées se chiffrait à trente bataillons vietminh contre sept français. À cet égard, Ivan Cadeau livre au lecteur une étude saisissante pour évaluer à leur juste mesure les effectifs des deux colonnes Charton et Lepage. La chute, cette fois-ci définitive de Dong Khé, aurait dû ouvrir les yeux au commandement français qui, sourd aux renseignements fournis par les écoutes, n’a pas voulu évaluer à sa juste mesure la menace ennemie. À cet égard, les sources vietnamiennes utilisées par l’auteur montrent que les communications internes de la colonne Lepage étaient écoutées, si bien que Giap a pu lire à livre ouvert dans la manœuvre de ce dernier, notamment lorsqu’il a décidé de scinder sa colonne en deux à l’issue de l’échec de la reprise de Dong Khé, et de s’engager avec deux bataillons (un tabor et le bataillon de marche du 8e Régiment de tirailleurs marocains – BM/8e RTM) en direction de la vallée de Quang Liet en fixant le point de contact entre les deux colonnes au point coté 477.
La synthèse des combats conduits par les deux colonnes avant leur jonction est très bien rendue, ce qui permet de suivre l’action, bien mieux que le détail des combats fragmentaires n’aurait pu le faire. En outre, l’adjonction dans le texte de cartes simples et claires aide encore la compréhension de l’évolution de la situation. Cette synthèse se poursuit, après le « recueil inversé » du recueillant (Lepage) par le recueilli (Charton) par leur très difficile exfiltration jusqu’à That Khé, la mise en place d’un groupement de deux compagnies de That Khé en vue de recueillir ce qui pouvait l’être, avant de se poursuivre par l’évacuation hâtive de That Khé et la véritable Anabase de ces unités exténuées en direction de Lang Son.
Quant à l’évacuation de cette place majeure, qui a très souvent motivé des jugements sévères à l’égard du colonel Constans, Ivan Cadeau montre d’abord que c’est le général Alessandri, fraîchement débarqué de permissions passées en métropole qui, sans avoir vécu l’antériorité des événements, se serait affolé et aurait précipité l’ordre d’évacuation. Ensuite, il souligne combien l’accumulation d’échecs successifs crée souvent une « spirale de l’échec » de nature à entraver le discernement des caractères les mieux trempés. Aussi, sagement, il ne juge pas.
Bref, un excellent ouvrage qui mérite d’être lu et médité par les lecteurs de la RDN. Source de réflexions, il montre combien l’engagement militaire français en Indochine se situait au-dessus des capacités réelles du pays et de son Armée. C’est la raison, avec d’autres, pour laquelle Leclerc avait déjà refusé l’offre qui lui était faite en janvier 1947 de retourner sur le théâtre indochinois en cumulant les deux fonctions de haut-commissaire et de commandant en chef. Juin a également décliné la même proposition, à l’issue de cet échec. De Lattre a accepté la charge. Il a relevé la situation et le moral du corps expéditionnaire. Disparu moins d’un an plus tard, personne n’est en mesure de dire si ce sursaut pouvait s’inscrire dans la durée. Quant à Bao Daï, Hô Chi Minh n’avait-il pas raison quand il le traitait de « fantoche » ? La facture a été présentée, et soldée, à Genève. ♦
(1) Il est actuellement affecté au Service historique de la Défense (SHD) où il a déjà effectué une longue carrière, entrecoupée par une phase d’enseignement de l’histoire militaire au sein de l’Enseignement militaire supérieur (EMS).