AI at War—How Big Data, Artificial Intelligence and Machine Learning are changing Naval Warfare
AI at War—How Big Data, Artificial Intelligence and Machine Learning are changing Naval Warfare
S’il est un sujet objet de fantasmes, dans la guerre navale comme ailleurs, c’est bien l’intelligence artificielle (IA). On la voit là où elle n’est pas, et on lui prête bien souvent des vertus qu’elle n’a pas, en particulier dans le domaine naval, siège d’une course technologique où les hommes – et leur intelligence – cèdent en apparence la place aux machines. Or, l’IA, cette mal nommée – car par définition l’IA, qui imite les comportements humains, n’est pas intelligente – mérite d’être remise en perspective au-delà des considérations superficielles et du « hype » dont elle fait l’objet dans des publications grand public.
À la fois praticiens des opérations navales (tous les deux sont d’anciens officiers supérieurs de l’US Navy ayant plusieurs fois commandé à la mer) et spécialisés dans l’étude des enjeux de la conflictualité qui vient, Sam Tangredi et George Galdorisi répondent justement à ce besoin en livrant un excellent ouvrage collectif dédié à la trilogie « IA – Big Data – Machine Learning » et à ses conséquences sur la guerre navale. Au fil des dix-neuf chapitres regroupant les contributions croisées de plus d’une trentaine d’experts aux expériences complémentaires, AI at War offre une analyse complète et réaliste des potentialités à court, moyen et long termes de ces trois champs en pleine expansion.
Sans surprise pour un tel ouvrage, on y trouve tout d’abord une saine remise au clair de la sémantique et des concepts qui s’entremêlent lorsque l’on plonge dans le monde de l’IA et des machines. Au-delà de l’effet de mode, les auteurs remettent chaque chose à sa place : approche empirique, approche rationnelle, deep learning, machine learning, big data, autonomie, automatisme, robots, IA simple, étroite ou générale… tout y est mis en ordre, en évitant le côté rébarbatif des traités. Et, bien sûr, comme l’indique son titre, le mérite immédiat de cet ouvrage est de donner un aperçu complet de la multitude des applications potentielles de l’IA dans le champ naval. Champ dont les auteurs montrent d’ailleurs qu’il est naturellement prédisposé à accueillir cette révolution dans la mesure où son caractère à la fois lisse, fluide et l’aspect relativement « binaire » de la conflictualité qui s’y déploie le rendent « facile » à modéliser. Les domaines suivants sont ainsi explorés au fil des chapitres : l’autodéfense (domaine « roi » pour l’IA qui apporte à l’homme la réactivité dont il a besoin pour affronter de nouvelles menaces toujours plus rapides), l’Intelligence Surveillance and Reconnaissance (ISR), le Command and Control (C2), l’intégration des effets, la conduite et la maintenance des plateformes, l’autonomisation des vecteurs de la guerre navale, etc.
Mais, pour le lecteur versé dans la chose militaire, ce sont surtout trois aspects qui retiennent l’attention.
D’abord, la nécessité paradoxale selon laquelle plus d’IA implique une capacité croissante à s’en passer. Dans un contexte d’affrontement sur fond de compétition technologique, le « plus » porte en effet en lui le risque de basculer brutalement dans le « moins ». C’est ici « l’effet falaise » que nos auteurs explorent, en montrant que se contenter de l’hyperperformance n’est pas suffisant : plus d’IA implique en effet plus de « portes de sortie » pour continuer à opérer sans. Concrètement, AI at War suggère qu’il s’agit de ne pas reproduire avec l’IA les logiques d’hyperdépendance aux réseaux de communication qui sont apparues dans le sillage de la première révolution numérique.
Ensuite, la démonstration rigoureuse du caractère inévitable du tandem homme-machine. Cette complémentarité, souvent invoquée, mais rarement approfondie, est ici parfaitement cernée, y compris dans les scénarios les plus poussés où l’on pourrait penser que l’homme doit laisser sa place. Or, le human-machine teaming n’est pas une simple précaution humaniste, mais bien une condition du succès. Un autre paradoxe en somme, car moins d’humain voudrait dire une IA moins performante.
Enfin, le bel avenir qui s’ouvre, à l’heure de l’IA, pour la déception, cette technique très humaine et aussi vieille que la guerre elle-même. Pour faire court : l’IA se nourrit de données, et ces dernières ne manqueront pas d’être « empoisonnées » par l’adversaire pour la faire dérailler. Contrairement aux applications civiles qui tirent aujourd’hui les progrès du trio « IA – Big Data – Machine Learning », les applications militaires devront ainsi être durcies contre les manipulations qui ne manqueront pas de se produire. Le « compartimentage » de l’IA est une des solutions explorées par les auteurs, ce qui au passage remet en cause, d’une certaine manière, le principe de concentration. Plus loin, c’est toute la question du doute qui est posée, en particulier dans le domaine naval où la déception est une tradition bien ancrée.
En dernière analyse, sur un plan plus philosophique, AI at War questionne aussi l’influence de l’IA sur la nature profonde de la guerre. Sujet « bateau » ? Pas vraiment, car au-delà des évidences que l’on peut proférer dans un sens (l’IA n’est qu’un des nombreux procédés d’une longue histoire, qui n’ont jamais altéré la nature de la conflictualité comme étant l’opposition de deux volontés) ou dans l’autre (l’IA, en retirant l’homme du combat, retire à ce dernier son caractère humain), force est de constater que le « troisième offset militaire » de l’IA est suffisamment brutal et profond pour que l’on s’intéresse vraiment à cette question.
AI at War comble donc un vide : nul doute que son lecteur, après l’avoir refermé, y reviendra souvent. ♦