Alors qu’Henry Kissinger s’apprête à fêter ses 100 ans, plusieurs ouvrages mettent en lumière les relations complexes mais riches que le général de Gaulle entretenait tant avec les États-Unis qu’avec l’URSS, une URSS derrière laquelle il voyait d’abord la Russie impériale. En 1969, de Gaulle discutait des affaires du monde avec Nixon et son conseiller Kissinger. Du XIXe siècle au XXIe siècle…
Parmi les livres - De Gaulle, Nixon et Kissinger : retour utile sur l’histoire
Among Books—De Gaulle, Nixon and Kissinger: a Retrospective on History
As Henry Kissinger approaches his hundredth birthday, several publications are spotlighting the complex yet invaluable relationships that General de Gaulle maintained with both the USA and the USSR—a USSR behind which he perceived an Imperial Russia. In 1969, de Gaulle discussed world affairs with Nixon and his advisor, Kissinger. From the nineteenth century to the twenty-first……
Face à la prolongation et au durcissement de la guerre en Ukraine, peut-on tirer quelques enseignements du passé et se référer à la pensée et à l’action des grands acteurs de leur temps que furent de Gaulle et Nixon ? La réimpression de deux ouvrages en format poche nous y incite.
Dans Le Monde selon de Gaulle, l’historien français François Kersaudy livre un panorama fort complet de la pensée du chef d’État, une pensée qui s’étire sur plus d’un demi-siècle, du déclenchement de la Grande Guerre à l’intervention soviétique à Prague d’août 1968. Sur tous les sujets d’envergure (Churchill et l’Angleterre, Roosevelt et les États-Unis, l’Union soviétique, l’Algérie, l’Allemagne, l’Otan, la force de frappe, les Nations unies, l’Afrique, l’Orient), les phrases prononcées dans l’action par le « premier des Français » traversent les décennies.
Se souvient-on que Charles de Gaulle servit de conseiller militaire à la Pologne affrontant l’Armée rouge en 1920 ? C’est dans ce contexte qu’œuvra la Mission militaire française (MMF) d’aide à la Pologne, que le jeune capitaine de 28 ans prophétise : « Le bolchevisme ne durera pas éternellement en Russie. Un jour viendra, c’est fatal, où l’ordre s’y rétablira et où la Russie, reconstituant ses forces, regardera de nouveau autour d’elle ». Tout comme il anticipe, à court terme, le rapprochement entre l’Allemagne et l’URSS, concrétisé deux ans plus tard par le Traité de Rapallo, lorsqu’il envisage que « Germains et Moscovites [pourraient] chercher à s’unir à nouveau ». Dans son rapport général sur l’armée polonaise, enfin, cette phrase de Charles de Gaulle sonne comme un avertissement : « Dans l’unique circonstance où l’emploi des chars était prévu sur une assez grande échelle (bataille de Varsovie), il a été mal réalisé. Les chars sont faits pour soutenir l’infanterie à l’attaque et non pour défendre des QG ou pour contribuer à la défense d’un point d’appui. Ils doivent être mis en œuvre, rassemblés et non dispersés ». C’est dire le régal que nous avons avec le recul du temps à nous pencher sur les axes de la pensée gaullienne.
Entre le nouveau président américain Richard Nixon et le général de Gaulle, ce fut une amitié et une compréhension, comme elle ne s’est peut-être jamais reproduite entre les deux rives de l’Atlantique. Quand, le 28 février 1969, moins de six semaines après être entré à la Maison-Blanche, Nixon débarque à Orly, de Gaulle l’attend sur le tarmac. « Il semblait dominer le monde, sans chapeau ni manteau, dans un froid glacial », racontera le Président américain (1). Auquel le Général répondit : « Vous voilà donc, Monsieur le Président ! Comme vous avez bien fait de venir ! Je suis prêt à vous parler de tout ce que vous voudrez ! »
Du 28 février au 2 mars, une durée exceptionnellement longue, surtout pour un Président américain, les deux chefs d’État eurent presque dix heures d’entretien en tête à tête, sans compter les entretiens élargis (2). Richard Nixon est venu « prendre conseil » sur « la meilleure politique à suivre » avec l’Union soviétique et il sera servi. Sur Moscou, le Général livre un message que le Président qualifie de stupéfiant. « Il y a la Russie et il y a le communisme ; ce n’est pas nécessairement la même chose. Du communisme, nous n’en voulons pas, c’est clair. Du reste, je crois qu’il n’avance plus. Il n’avance pas en France, il ne le fait plus en Italie et pas du tout en Allemagne. Il me semble avoir fait son plein aussi en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et même en Russie. Elle est quand même la Russie, c’est-à-dire un très grand pays avec beaucoup de ressources, d’orgueil, de la fierté et des ambitions nationales, qui ne sont pas nécessairement celles du communisme. Cela est un fait. C’est un pays qui a beaucoup souffert et qui est convaincu d’avoir gagné la guerre. Cela est d’ailleurs vrai, car c’est lui principalement qui a cassé les reins à l’armée allemande. Ce pays a de grandes ressources et beaucoup de ressort national ; il accomplit durement des progrès et il le sait ».
Puis, de la Russie, le Général passe à la Chine : « Si par impossible, vous étiez à la place des dirigeants soviétiques, quel serait votre principal souci ? Ce serait la Chine, l’immense Chine, qui a des milliers de kilomètres de frontières communes avec la Russie, qui hait celle-ci, qui l’a toujours fait et qui la déteste maintenant autant que jamais et qui a aussi de grandes ambitions, presque toutes dirigées contre la Russie, vers la Mandchourie, la Sibérie, l’Asie centrale. Et la Russie le sait. Toute la manière dont, à présent, la Russie avec un communisme qui n’avance plus, considère l’Occident, et notamment les États-Unis, est en fonction de sa situation, demain avec la Chine. Elle sait, en effet, qu’elle peut avoir demain à faire face à celle-ci et à l’Occident, en particulier les États-Unis. Voilà pourquoi dans l’ensemble, avec des précautions, des avances et des reculs, la politique de la Russie consiste à se rapprocher de l’Occident et des États-Unis. Je ne veux pas dire par là, néanmoins, qu’elle puisse être avec vous en pleine confiance en toutes choses. Vous êtes son rival. Mais elle désire un arrangement, un modus vivendi avec vous, afin d’avoir la garantie, ou le sentiment d’une garantie, dans sa dispute croissante avec la Chine ; elle veut éviter de risquer d’avoir votre action dans le dos » (3).
Conclusion du Général : « Quand vous direz aux Russes que vous êtes prêts à conclure avec eux des arrangements pratiques par exemple sur le système anti-missile, ils vous feront toutes sortes d’amabilités. Ils le désirent depuis longtemps, depuis Khrouchtchev. Du moment que nous ne faisons pas la guerre, que vous n’avez pas l’intention de briser le mur de Berlin, il reste à faire la paix (4) ».
Lors de ce séjour, le conseiller de Nixon, Henry Kissinger, eut des entretiens prolongés avec le Général pour lequel il ne dissimula pas son admiration. De fait, les deux hommes, comme le montre Gérard Araud dans Henry Kissinger, le diplomate du siècle, profondément réalistes et dont la pensée embrassait les siècles, cultivant le rapport de force et animés d’une conviction selon laquelle les Nations restaient les seules entités durables et charnelles, se rencontraient, malgré leurs origines et leur formation fort différentes, sur de nombreux points. Certes, Kissinger (né en 1923) a surtout été un fils de la guerre froide, alors que de Gaulle enjambait XIXe et XXe siècle, mais sur la morale, le recours à la force, le talent pour saisir les opportunités, les deux hommes se rencontraient. ♦
(1) Branca Éric, L’ami américain, Washington contre de Gaulle, 1940-1969, Perrin, 2018, p. 281.
(2) Branca Éric, De Gaulle et les Grands, Perrin, 2020, p. 240 et suiv.
(3) Ibidem, p. 282.
(4) Ibid., p. 342.