Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances
Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances
Le directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) Thomas Gomart veut ici réaliser un portrait en creux, celui des défis de la France, en détaillant les contraintes que cette dernière doit prendre en compte dans les années qui viennent. Dans le cas présent, ce sont les ambitions de neuf pays qui, selon l’auteur, vont participer en grande partie au modelage du futur de la France. Ces neuf pays – que Thomas Gomart se garde bien de caractériser comme grandes puissances, à rebours du sous-titre – sont agencés en trois types « élémentaires » au sein de neuf chapitres structurellement identiques.
D’abord, la Terre rassemble la Russie, la Chine et l’Allemagne. Actualité oblige, la Russie est considérée en premier lieu sous le spectre de la guerre en Ukraine. La désillusion des années 1990 a conduit au retour de la compétition avec les États-Unis, mais ces derniers sont passés à autre chose en se tournant vers l’Asie. Pour revenir à la parité perdue, la Russie semble vouloir reprendre la main sur l’ancienne URSS et ses dépendances. Comme d’autres, la France ne voulait pas le voir (par intérêt aussi) et rien ne dit qu’un insuccès en Ukraine éteindrait cette soif d’empire. La Chine de son côté, et malgré l’expansion vertigineuse de sa marine, reste une puissance terrestre, préoccupée par l’Inde mais aussi soucieuse de ses intérêts sibériens. À la différence de la Russie, son influence en Afrique est bien plus large mais sa direction politique pourrait, par effet du culte grandissant de la personnalité de Xi Jinping, se rigidifier. L’auteur table néanmoins à l’horizon 2050 sur une poursuite de l’ascension ou une stagnation qui va non seulement avoir des effets dans l’océan Indien et le Pacifique, mais aussi en Europe même. L’Allemagne, quant à elle, prend de plein fouet l’irruption de la guerre en février 2022 et doit se réorienter tout en accompagnant politiquement la volonté d’une remontée en puissance militaire qui n’a pas trouvé d’applications tangibles un an après son annonce surprise.
Ensuite, la Mer est, pour Thomas Gomart, le point commun des États-Unis, du Royaume-Uni et de l’Inde. Les États-Unis sont au cœur du dispositif sécuritaire de notre pays mais nous ne devons pas pour autant oublier que les intérêts des États-Unis peuvent être très différents de ceux de la France dans le Pacifique (Australie) comme dans le domaine industriel. Ils sont en termes de projection de puissance très en avance sur leurs concurrents et le resteront encore longtemps. Le Royaume-Uni, partenaire le plus proche si l’on considère la géographie, la puissance relative et les objectifs, traverse une passe difficile née du Brexit et cherche la stabilité tant politique qu’économique. Dans le cadre d’une vision à l’échelle du monde, il veut réduire encore l’Army à l’horizon 2030 mais renforcer la Royal Navy et son vaste réseau de bases. Très en pointe dans le soutien à Kiev, l’auteur voit aussi le Royaume-Uni comme un aiguillon pour les investissements navals de la France. L’Inde, enfin, complète ce second triptyque. Acquéreur d’avions Rafale, puissance nucléaire bientôt la plus peuplée de la planète mais non membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, l’Inde multiplie ses partenaires pour ne pas se lier tout en voulant se placer au centre des flux de marchandises. Parallèlement, la concurrence avec la Chine s’aiguise et le fondamentalisme hindou peut conduire à de graves troubles internes. Cependant, selon Thomas Gomart, l’Inde est pour la France la possibilité de ne pas s’enfermer dans la rivalité sino-étatsunienne.
Et, enfin, le Ciel accueille sous lui la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Iran. Si l’on suit l’auteur, la Turquie continue sur sa lancée néo-ottomane, son Président ayant pu convaincre ce qui reste des militaires kémalistes de la justesse de ses vues avec ses projets d’extension de la sphère d’influence touranienne aux frontières (Syrie) comme outre-mer (Libye), tout en se plaçant en marge de l’Otan (mais sans en sortir). Toutefois, l’activité diplomatico-militaire se double d’une politique religieuse (formation d’imams, construction de mosquées), et pas uniquement à destination d’une diaspora nombreuse dans l’Union européenne. Si la France veut rester active dans le dossier ukrainien, mais aussi dans les développements au Caucase, sans parler de la Méditerranée orientale, l’auteur voit ici la nécessité de se préparer à plusieurs types de conflictualités, au moins tant que Recep Erdoğan sera au pouvoir. Autre puissance idéologique, le Royaume d’Arabie saoudite a connu en 2017 le second saut générationnel de son histoire en voyant la nomination d’un prince héritier de 32 ans qui a pris le contrôle des leviers du pouvoir. Auréolé d’une image de modernisateur, Mohammed ben Salmane (MBS) ne délaisse pas pour autant les canaux de l’influence religieuse sur tous les continents, assise sur la légitimité des lieux saints de l’islam et les revenus pétroliers. La politique extérieure saoudienne est même devenue beaucoup plus active avec la guerre au Yémen, toujours dans l’objectif de limiter la puissance iranienne et l’influence des Frères musulmans. Comme dans les années 1970, il y a pétrole dans un sens et armes dans l’autre, mais maintenant aussi une influence grandissante en France par les investissements économiques et le prosélytisme religieux dans le but de se préparer à une confrontation contre l’Iran.
L’Iran est justement le dernier pays abordé dans ce livre. Il est évident que si Téhéran se dotait d’armes nucléaires, la France en subirait les conséquences sur divers plans. Cette dernière avait déjà eu maille à partir avec l’expansionnisme régional à coloration chiite de la jeune république islamique dans les années 1980, et comme l’attentat déjoué de 2018 l’a montré, il n’y a eu aucun renoncement à agir avec violence sur le territoire national. Sept Français(1) servent encore d’otages en Iran à l’heure actuelle, mais l’espoir d’une ouverture du pays reste, entre diplomatie et révoltes contre l’appareil militaro-religieux où les Pasdarans ont pris un ascendant certains.
À la présentation des ambitions de chaque pays s’ajoute dans chaque chapitre un thème secondaire, comme celui de l’énergie avec le Royaume-Uni, ce qui permet de s’échapper d’une logique d’ensemble trop stato-centrée. Les perspectives sont historiques et les simplifications sont dues à la nécessaire rapidité du propos (Vladimir Poutine forge-t-il vraiment la nation ukrainienne ?, p. 281), afin de faire entrer le tout dans 290 pages de texte. Il règne donc un esprit « note de synthèse » même si le style est par moments trop télégraphique, heurtant les transitions ou ne prenant pas le temps de discuter des citations. Cependant, cette manière de faire permet aussi une approche pratique, avec des préconisations pour la France à la fin de chaque chapitre (bien qu’un peu courtes). Il y a peu de notes, mais la bibliographie indicative est très fournie. On regrettera la rareté des cartes, au demeurant pas extrêmement lisibles. Enfin, l’auteur est très présent dans son propos, citant beaucoup d’expériences personnelles (le livre commence même ainsi).
Ouvrage destiné au grand public, ce livre est une bonne actualisation de l’environnement géostratégique de la France, avec une présentation très équilibrée de chaque pays, qui offre un panorama très satisfaisant au lecteur intéressé tant par le temps long que par les soubresauts de l’année 2022. ♦
(1) Fariba Adelkhah, Benjamin Brière, Cécile Kohler, Jacques Paris, Bernard Phelan, Louis Arnaud et un prisonnier dont l’identité reste inconnue.