Le monde n’est ni en guerre, ni en paix avec des conflictualités déstabilisatrices comme la guerre en Ukraine. Celle-ci est un conflit conventionnel bâtard car sous ambiance nucléaire et dans une impasse pour Moscou. Cependant, pour l’Europe et les États-Unis, il y a obligation à réfléchir sur le besoin de paix pour demain.
La paix n’a qu’un passé, la guerre n’a pas d’avenir
Peace Has No Past, War Has No Future
With destabilising conflicts such as the war in Ukraine, the world seems neither at war nor at peace. In Ukraine, a bastardised conventional conflict being waged under a nuclear shadow has led Moscow into an impasse. Despite that, Europe and the United States are obliged to consider their needs for peace in the future.
Alors que le cycle 2023 de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains était consacré aux conditions de la paix mondiale, les conférences et les contributions qui en sont issues, publiées dans ce numéro de la RDN, parlent principalement de la guerre. Comment pourrait-il en être autrement ? La guerre d’Ukraine obnubile tous les esprits. Malgré les avertissements que constituaient depuis la chute du mur de Berlin les conflits de Tchétchénie, de Transnistrie, des Balkans, d’Ossétie, de Crimée, la guerre, pour les Européens, ne semblait n’être plus qu’un lointain souvenir. Avec le conflit d’Ukraine, elle fait son grand retour sur notre continent. Par les risques qu’il comporte, par le nombre considérable des victimes et l’ampleur des destructions déjà causées, ce conflit focalise l’attention d’autant que son issue demeure très incertaine. Forcés de se replier à l’est du Dniepr, les Russes n’ont pas remporté la première manche. Entre bombardements et contre-offensives, les combats se poursuivent. En ce début d’année 2023, le brouillard de la guerre s’épaissit et les chances de la paix sont encore très volatiles.
« La paix n’est qu’un passé, la guerre n’a pas d’avenir », sous ce titre volontairement énigmatique, cette contribution invite à des réflexions générales sur la guerre et la paix, et à d’autres plus ciblées tirant de premières leçons du conflit ukrainien entré dans sa deuxième année.
Antériorité de la guerre et construction de la paix
La guerre n’a pas de sens ; elle n’a qu’une signification
La guerre n’a jamais cessé d’exercer une fascination morbide pour celui qui l’approche de près ou de loin. Quiconque, hier comme aujourd’hui, s’intéresse à la guerre doit pour cette raison se méfier de se laisser, par elle, abuser. Nombreux sont les penseurs qui furent aveuglés par l’aura de mystère qui l’entoure, et malgré toutes les mises en garde, par le caractère inexpliqué de son irrépressible répétition dans l’histoire. Ils ont vu alors dans la guerre un au-delà plus grand que sa terrible réalité : la main de Dieu, le moteur de l’histoire, une épreuve de vérité. Le piège que tend régulièrement la guerre à ceux qui essayent de l’interpréter est de les pousser à commettre une double faute : celui de confondre les causes avec les motifs allégués et celui de rechercher, dans son effectuation, une vérité supérieure aux faits. Nombreux sont les penseurs contemporains qui continuent d’essentialiser la guerre sous l’angle de la catastrophe, du déterminisme ou encore de la transcendance. Plus nombreux encore sont ceux qui y voient un moment privilégié de clarification et de transformation de l’histoire des sociétés. Or, si clarification et transformation il y a, ce qui n’est pas systématiquement le cas de tous les conflits, ce résultat ne peut être établi qu’ex post et rarement dans le sens au départ envisagé par les belligérants. Ainsi, ceux qui voient dans la guerre d’Ukraine autre chose que ses enjeux directs risquent dangereusement de se tromper en voulant lui donner un sens. Depuis le début du XIXe siècle, l’Occident cherche désespérément à donner philosophiquement, idéologiquement, moralement, politiquement et militairement un sens en soi à la guerre, là où sa signification suffit. C’est en particulier la thèse que Frédéric Gros développe aujourd’hui dans Pourquoi la guerre ? (1) qui tend, par des considérations morales et philosophiques, à essentialiser la guerre. Dès lors que, comme lui, on cherche à analyser « la nature profonde, l’essence éternelle, les caractéristiques structurales de la guerre » (2), on se place dans la position d’un aruspice triturant des entrailles. On en appelle à toutes sortes de raisons qui échappent à la raison. Quelque part, on magnifie la guerre. Clausewitz avait vu juste, la guerre ne s’appréhende que dans des cas particuliers. Au cas d’espèce qui nous préoccupe tous aujourd’hui, plus on surcharge le conflit d’Ukraine d’enjeux géopolitiques et idéologiques qui le dépassent, moins on a de chance de dégager politiquement et militairement une solution acceptable et d’en hâter la fin. D’une manière générale, il faut se garder des surinterprétations philosophiques, religieuses, éthologiques, anthropologiques de la guerre. Elles induisent toujours trop de contradictions. Les réflexions sur la guerre doivent rester centrées sur les causes métahistoriques ou infrasociales des conflits et sur leurs résultats politiques. Le seul constat interprétatif général que l’on peut admettre est que la guerre est un phénomène récurrent dans l’histoire, ce qui est en soi une source d’interrogations multiples. Chaque guerre est un cas particulier, on ne peut bien étudier la guerre que dans des cas particuliers, tout en étant conscient que tous ces cas sont reliés entre eux par l’histoire qui les éclaire.
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