Éléments de stratégique, présentation de François Géré
Éléments de stratégique, présentation de François Géré
Théoricien majeur de la pensée stratégique, bien au-delà des considérations atomiques, Lucien Poirier disparaît en 2012. Son ultime manuscrit, Éléments de stratégique, est précieusement conservé par François Géré, son légataire spirituel. Docteur en histoire contemporaine, il est animé d’une ambition : en faire un livre posthume. Le voici ! Le général Lucien Poirier fut l’un des quatre généraux français de l’apocalypse, avec André Beaufre, Charles Ailleret, Pierre Gallois, ces officiers qui ont réfléchi le fait nucléaire pour en tirer une stratégie de dissuasion pertinente pour la France. Il est d’usage d’ajouter à ce Panthéon l’amiral Raoul Castex, en référence notamment à son article publié dans la RDN d’octobre 1945 (p. 466-473) : « Aperçus sur la bombe atomique ».
La transformation du manuscrit en un livre a nécessité plus de trois années de travail à l’équipe animée par François Géré. À la question pourquoi ce livre achevé en 2010, François Géré nous livre cette remarque : « À l’heure de l’intelligence artificielle et de la guerre cognitive, cet ouvrage d’épistémologie stratégique introduit le lecteur à la compréhension des mécanismes fondamentaux de l’intelligence naturelle dont tout procède ». Il convient donc d’applaudir le ministère des Armées, le Secrétariat général pour l’administration, la direction de la Mémoire, de la Culture et des archives pour leur soutien à la publication des Éléments de stratégique. Leur engagement fut indispensable à l’édifice académique français. Pour l’anecdote, les citations de Clausewitz étaient encore en allemand ! Il convenait de les traduire avec toute la rigueur nécessaire.
Le livre posthume du général Poirier répond à une question centrale : comment pense-t-on l’action ? Éléments de stratégique est précédé par une présentation analytique fort utile de François Géré qu’il a titré « Dans le cerveau du stratège ». Peu se sont attaqués à l’épistémologie de la stratégie militaire, la « théorie de la théorie » selon l’expression de Raymond Aron, comme le signale la préface. Lucien Poirier est à la stratégie ce que Martin Heidegger serait à la philosophie, ou Marcel Proust à la littérature. Dans cette espace de la pensée, on est face à un travail hissé à parité aux travaux de Bernard Brodie, de Thomas Schelling ou de Henri Kissinger.
L’ouvrage est exigeant, mais ô combien stimulant pour la réflexion personnelle. L’humilité s’impose. Face à cette montagne d’érudition, on peut aborder l’ouvrage en coupant dans les virages, en empruntant le chapitre, 150 pages, consacré à l’histoire de la pensée stratégique, de l’Antiquité à nos jours. Ce livre est une enquête, un parcours, un cheminement qui emporte le lecteur vers le centre du sujet. Quelques extraits démontrent la nécessité du travail de Lucien Poirier qui confesse être parfaitement conscient de la complexité du dossier :
– « Le mot stratégie court aujourd’hui dans toutes les langues usuelles, encore que mille et une variations sémantiques l’obscurcissent » ;
– « Qui consulte le lourd catalogue de la littérature de guerre ou de stratégie militaire constate aussitôt que la grande majorité des discours théoriques n’approchent pas leur objet par toutes ses dimensions. » ;
– ou encore « Il s’agit donc de délimiter et de reconnaître ce domaine du réel qui suscite la stratégie, d’identifier et de représenter ses éléments par leurs attributs ou propriétés spécifiques. »
– Sur le fait nucléaire, référence à la guerre froide – la première – cette autre phrase : « Il fallut beaucoup de puissance intellectuelle et de ténacité aux promoteurs de la stratégie nucléaire, en Occident, pour poursuivre leurs recherches théoriques et finir par imposer leurs modèles de dissuasion malgré les assauts convergents des pacifistes ordinaires, des intelligentsias mobilisées contre les risques exorbitant de guerre paroxystique et les coûts prohibitifs de la course aux armements et de la clientèle de Moscou ».
À qui s’adresse ce livre ? Aux étudiants en philosophie, aux chercheurs en sciences humaines, aux doctorants, aux historiens et aux auteurs, voire aussi et surtout aux dirigeants, aux chefs, à tous ceux qui s’interrogent sur la signification du mot « stratégie ». Tous sauront trouver dans ces 500 pages une mine inépuisable d’éléments de compréhension d’un monde complexe et violent, une démarche qui peut s’avérer, à tout considérer, bien utile pour préparer l’action. Une référence pérenne pour l’avenir. ♦