Géopolitique du nucléaire. Pouvoir et puissance d’une industrie duale
Géopolitique du nucléaire. Pouvoir et puissance d’une industrie duale
Objet de passion plus que de réflexion, cible d’un militantisme écologique voué à le disqualifier, le nucléaire cristallise des enjeux et des tensions qui mêlent la quête d’autonomie à l’innovation technologique, la politique industrielle aux enjeux géostratégiques. C’est tout l’intérêt du livre de Teva Meyer, maître de conférences en Géographie, que de montrer qu’il est vain d’en séparer les volets civil et militaire tant la dualité imprègne cette industrie révolutionnaire.
Le livre explique pourquoi la géopolitique du nucléaire, complexe, se nourrit de la représentation d’un atome a-spatial par essence, d’une technologie presque entièrement déconnectée des besoins en ressources et permettant à l’homme de se développer sans contrainte naturelle, de coloniser les derniers espaces résistant à sa présence et de reconfigurer la géographie à sa volonté. L’atome éveille autant le souci de la Nature qu’il titille l’ambition prométhéenne. Parfois très technique, l’ouvrage de Teva Meyer aborde toutes les questions sensibles relatives à l’industrie nucléaire civile et militaire, de l’enrichissement de l’uranium au retraitement des déchets en passant par l’exportation de centrales nucléaires, la question des brevets ou les dispositifs juridiques de lutte contre la prolifération.
Ce qui caractérise l’enjeu nucléaire est qu’il concerne, somme toute, peu de pays. En 2022, 32 pays exploitent 439 réacteurs nucléaires, principalement sur le continent nord-américain et européen (25 % des réacteurs chacun), en Chine (12 %) et en Russie (9 %). Les puissances nucléaires officielles sont les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni, la France, l’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord (Israël étant un cas à part), qui totalisent 12 705 armes nucléaires, dont environ 3 732 sont déployées dans les forces opérationnelles. Washington et Moscou se répartissent respectivement 42,7 % et 47 % de cet arsenal, bien loin devant Pékin (2,7 %), Paris (2,2 %), Londres (1,7 %) ou New Delhi et Islamabad (1,3 %) À ce jour, le Japon n’a développé aucun programme nucléaire militaire et l’Allemagne s’est détournée du secteur en 2011. L’Iran le convoite. L’Inde cherche à exporter des centrales nucléaires. Souvent très médiatisée, la vente de centrales nucléaires est, comme l’armement, un petit marché, surtout en raison d’une demande réduite. L’expansion spatiale du nucléaire est, en réalité, assez marginale, mais elle n’en suscite pas moins de vifs débats et des positions tranchées dans les milieux politiques et médiatiques. L’imbrication complexe du nucléaire civil et du nucléaire militaire n’y est pas étrangère.
Plutôt que de résumer improprement un livre dense, concentrons-nous sur le cas de la Russie et de la France. En 2007, Vladimir Poutine réorganise une industrie électro-nucléaire au bord de l’effondrement au sein d’une seule entreprise : Rosatom. Les 335 entreprises de la filière russe sont intégrées dans un géant de 250 000 employés. Organisé en conglomérats géographiques hérités de la période soviétique, Rosatom porte à lui seul l’économie de certaines régions, notamment en Sibérie : le Kremlin est amené à prendre des décisions qui relèvent plus de l’aménagement du territoire que de la politique industrielle. Relayé par un efficace réseau diplomatique, Rosatom dispose de l’avantage du guichet unique capable de fournir la totalité des volets de l’ingénierie électronucléaire à tout pays cherchant à se nucléariser. Globalement, l’entreprise russe fournit des services à 43 pays nucléarisés et travaille en 2020 à la construction de 21 réacteurs dans 12 pays. En l’espace de quinze ans, Rosatom est devenu le chef de file mondial de l’industrie électronucléaire.
En fin de compte, la géopolitique du nucléaire est avant tout une géopolitique des technologies. Elle est conditionnée par l’idée d’indépendance énergétique, en particulier en France. L’industrie nucléaire civile serait la garante de l’autonomie énergétique du pays, ce qui ne correspond pas exactement à la réalité politique. Plus concrètement, Nicolas Sarkozy comprend la nécessité de reconfigurer la filière nucléaire française à la suite de l’électrochoc que constitue la perte du contrat de Barakah aux Émirats arabes unis au profit de la Corée du Sud (2009). Il entreprend de raviver la diplomatie nucléaire française délaissée depuis les années Mitterrand. Il institue un Conseil stratégique de la filière nucléaire chargé de cartographier et de réunir l’ensemble des entreprises (grandes et petites) de la filière. En 2018, le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen) a pour mission de réunir des acteurs auparavant dispersés. Il valide la division d’Areva, entreprise scindée en un groupe dédié au combustible (Orano) et un autre à la construction de centrales (Framatome) dont EDF devient l’actionnaire majoritaire afin de s’assurer que les anciens conflits (en grande partie à l’origine de la perte du contrat de Barakah) s’apaisent.
C’est peu dire que le conflit en Ukraine, au-delà des implications territoriales dans le Donbass que l’agression russe de février 2022 a hystérisées, a secoué les démocraties européennes rivées à l’approvisionnement russe en gaz. En France, la sensible question énergétique ne saurait néanmoins se réduire aux ambitions de Moscou. Le livre savant et accessible de Teva Meyer est particulièrement utile au lecteur désireux de se faire sa propre opinion sur un sujet qui cristallise les passions politiques, sédimente les querelles idéologiques et conditionne en grande partie les relations internationales contemporaines. ♦