Présentation
Venant après « L’arme à neutrons, pour quoi faire ? », qui avait été le thème de notre réunion-débat de décembre dernier (1), c’est encore un sujet sensible qu’avec « Armes nucléaires et conflits dans le Tiers-Monde » notre Comité d’études de défense nationale (CEDN) et la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN) avaient choisi pour la réunion-débat qu’ils ont organisée en commun le 18 mars 1982. Mais, comme nous l’avons déjà écrit dans cette revue, nous ne croyons pas pouvoir nous abstenir d’évoquer les sujets délicats qui sont d’une évidente actualité pour la défense, puisque notre finalité commune est d’animer la réflexion, dans le pays, sur les grands problèmes de défense. Nous devons cependant, lorsqu’il existe sur le sujet traité des divergences marquées d’opinions, nous efforcer tout particulièrement de conserver le maximum d’objectivité, puisqu’il ne nous incombe pas de trancher ni de présenter un point de vue officieux. Nous devons aussi éviter de prêter la main à la polémique, afin de conserver la réputation de sérieux que l’on veut bien nous reconnaître.
Pour en revenir à notre sujet d’aujourd’hui, il convient de préciser que c’est en septembre 1981 que nous en avions choisi le thème, c’est-à-dire après l’affaire de Tamuz, au cours de laquelle des avions israéliens de construction américaine avaient détruit à la bombe le réacteur Ozirak livré par la France à l’Irak (2).
On se rappelle que cette attaque avait été présentée par M. Begin comme une opération de légitime défense, l’Irak s’apprêtant, d’après lui, à fabriquer la bombe atomique à partir des installations de Tamuz, bien que ces installations fussent soumises au contrôle de « l’Agence internationale de l’énergie atomique » (AIEA) et que l’Irak ait ratifié le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
Nous avions alors pensé qu’il pourrait être utile à la réflexion sur les problèmes de défense d’analyser cet événement quant à la réalité du risque qu’il impliquait effectivement et quant aux conséquences stratégiques qu’il laissait entrevoir. Autrement dit, à partir de l’affaire de Tamuz, nous souhaitions tenter d’abord de faire le point de la prolifération nucléaire au Moyen-Orient, et ensuite évaluer en quoi une telle prolifération, si elle devait se développer, pouvait effectivement influer sur les rapports de force dans cette région et par suite sur son instabilité.
Mais deux livres, publiés tout récemment, ont répondu plus complètement que nous n’aurions pu essayer de le faire à la première de nos questions, puisque leurs informations paraissent avoir été puisées à de très bonnes sources, après des recherches s’apparentant à des enquêtes policières, et bien que leur ton semble assez partisan, et en tout cas très polémique.
Le premier de ces livres s’intitule Les deux bombes (3) et son sous-titre annonce clairement le propos de son auteur, Pierre Péan, journaliste au Nouvel Économiste puisqu’il est libellé comme suit : Comment la France a donné la bombe à Israël et à l’Irak. En ce qui concerne Israël, l’ouvrage est effectivement très documenté, et le lecteur en conclut qu’Israël a, probablement depuis 1966, réussi à se doter de la bombe atomique fabriquée avec du plutonium extrait du réacteur de Dimona, et qu’elle dispose, depuis 1972, du missile Jéricho, capable de la transporter à 500 kilomètres.
Pour l’Irak, l’ouvrage de Pierre Péan est moins explicite puisqu’il n’y consacre qu’un seul chapitre. Mais le sujet est largement couvert et, dans le même esprit, par le second des livres que nous avons évoqués, The Islamic Bomb (4), qui vient d’être publié aux États-Unis par deux journalistes du New York Times, Steve Weissman et Herbert Krosney. Ce livre traite aussi, très complètement, des efforts entrepris par le Pakistan pour accéder à la capacité atomique, laquelle, pour lui, paraît se situer à échéance de deux ans, alors que, pour l’Irak, elle serait maintenant retardée à plus de cinq ans.
La publication de ces informations et le ton rapidement polémique que tend à prendre, actuellement, toute prise de position au sujet des problèmes posés par le conflit israélo-arabe, nous a amené à renoncer à localiser dans le Moyen-Orient le thème de notre réflexion, comme nous en avions d’abord le projet, ce qui nous a conduit à donner à notre propos un objectif plus conceptuel qu’opérationnel.
Nous voudrions donc tenter d’analyser aussi clairement que possible les problèmes complexes qui résultent en général de la prolifération nucléaire à usage militaire dans le Tiers-Monde, tant en ce qui concerne le processus de prolifération lui-même que pour ce qui regarde les conséquences stratégiques de cette prolifération.
En parlant du Tiers-Monde, nous n’entendons pas introduire une discrimination qui tiendrait compte du développement des pays concernés, encore qu’un haut niveau technologique et économique soit certainement un atout important pour accéder rapidement au nucléaire militaire. Par cette appellation, nous avons seulement voulu écarter de notre réflexion actuelle, de façon à ne pas la disperser, les pays industrialisés depuis longtemps, qui sont d’ailleurs aussi ceux qui font partie des deux blocs s’affrontant dans le sens Est-Ouest.
Les conflits Est-Ouest se situant dans le Tiers-Monde n’ont donc pas été pris en compte dans le présent débat, bien qu’il soit possible d’envisager des éventualités où de tels conflits risqueraient, après escalade, d’atteindre le niveau de l’arme atomique tactique. C’est aux conflits « Inter-Sud », si l’on veut bien admettre ce néologisme, qu’entend se consacrer essentiellement notre réflexion, sans cependant écarter les allusions à d’éventuels affrontements Sud-Nord qui pourraient déboucher sur la menace de l’arme atomique, puisque celle-ci devient concevable avec la prolifération nucléaire dans le Tiers-Monde.
Notre propos étant ainsi cadré, voici maintenant les questions auxquelles nous voudrions essayer de trouver des débuts de réponse.
La première catégorie de ces questions concerne le processus de prolifération nucléaire militaire lui-même. Comment s’opère, effectivement, dans le Tiers-Monde tel que nous l’avons défini, cette prolifération dite « horizontale » (5), malgré les dispositifs techniques, juridiques et diplomatiques mis en place pour l’éviter, tant au plan international que national ? Quelles sont les capacités militaires qui peuvent en résulter à plus ou moins long terme en portant, comme il se doit, une particulière attention aux zones actuelles d’instabilité ? Comment serait-il possible de freiner davantage la prolifération horizontale, si l’on admet qu’elle introduit des risques sérieux pour la paix mondiale, comme cela paraît peu discutable ?
La deuxième catégorie de questions auxquelles nous cherchons des réponses est justement relative aux conséquences stratégiques de cette prolifération horizontale. Dans quelle mesure est-elle effectivement déstabilisatrice au niveau régional ? La dialectique de la dissuasion peut-elle être exportée dans les affrontements du Tiers-Monde ? Quelles pourraient être les conséquences d’un emploi effectif de l’arme nucléaire dans un pays du Tiers-Monde ?
Pour aborder les réponses aux questions que nous venons d’énumérer, et à toutes les autres qui peuvent être imaginées autour de ces thèmes, nous supposerons connues les technologies de la fabrication de l’arme à fission, la seule arme qui soit actuellement considérée comme réalisable par les pays du Tiers-Monde. Nous supposerons aussi que sont connus les principaux traités et accords mis en place au plan international pour freiner la prolifération horizontale. On trouvera dans les deux encadrés ci-après un rappel très succinct de ces technologies et de ces dispositions (6).
Pour traiter les deux aspects de notre sujet, ainsi délimités, nous avions fait appel à deux personnalités qu’il ne nous paraît pas utile de présenter longuement, puisqu’il s’agit de Bertrand Goldschmidt et de Pierre Lellouche. Bertrand Goldschmidt, comme chacun sait (7), a été l’un des fondateurs de l’« aventure atomique » pendant la guerre, aux côtés de Joliot-Curie et de Kowarski et avec l’équipe anglo-canadienne ; il est resté ensuite l’un des principaux animateurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ; il a enfin occupé la fonction de président du conseil des gouverneurs de l’AIEA de Vienne.
Pierre Lellouche, directeur d’études à l’Institut français des relations internationales (Ifri) pour les affaires de sécurité, est un spécialiste particulièrement averti des affaires de prolifération puisqu’il a consacré à ce sujet la thèse qu’il a soutenue à l’Université de Harvard (8).
Nous remercions vivement ces deux personnalités d’avoir aimablement accepté d’animer notre débat.
Nos lecteurs trouveront ci-après la reproduction de leurs exposés liminaires, puis un résumé du débat lui-même auquel nos invités, venus nombreux, ont participé comme toujours de façon très active et très franche, et enfin, en guise de conclusion, quelques réflexions personnelles d’ordre général. Celles-ci seront, pour la plupart, présentées sous forme de questions, puisque nous sommes loin d’avoir épuisé un sujet aussi complexe et qu’en tout état de cause, nous le soulignons à nouveau, il ne nous incombe d’aucune façon de présenter un point de vue officieux sur un problème d’une telle gravité pour la paix du monde : les risques d’une banalisation de l’arme nucléaire.
(1) Défense Nationale, mars 1982 : « L’arme à neutrons, pour quoi faire ? ».
(2) L’attaque de Tamuz. près de Bagdad, le dimanche 7 juin 1981, jour anniversaire de la guerre des Six Jours, par huit bombardiers F-16 escortés de six chasseurs F-15, partis de la base d’Etzion, au fond du Golfe d’Akaba, qui avaient survolé la frontière jordano-saoudienne avant de pénétrer en territoire irakien, sans avoir été détectés. Le raid fit une victime française, un technicien travaillant sur le chantier.
(3) Pierre Péan : Les deux bombes. Fayard. Paris, 1er trimestre 1982, 203 pages.
(4) Steve Weissman et Herbert Krosney : The islamic bomb, Times Books, New York, 4e trimestre 1981, non encore traduit en français, mais d’assez longs extraits ont paru dans le Nouvel Observateur des 20 et 27 mars 1982.
(5) Ce terme est employé pour distinguer la prolifération horizontale de la prolifération dite « verticale ». qui désigne la multiplication quantitative et qualitative des armes atomiques dans les pays « nucléaires ».
(6) Pour plus de détails, on pourra se reporter utilement aux deux documents suivants, dont sont extraits les encadrés :
— « La non-prolifération nucléaire », Documentation française, février 1982 ; dossier constitué par Andrée Martin-Pannetier ;
— « Ozirak et la prolifération des armes atomiques », Les temps modernes, septembre 1981 ; dossier constitué par Georges Amsel, Jean-Pierre Pharabod et Raymond Sene.
(7) L’aventure atomique, titre adopté par Bertrand Goldschmidt pour ses souvenirs, qu’il a complétés ensuite par deux autres livres : Les rivalités atomiques (Fayard, 1969) et Le complexe atomique (Fayard, 1980).
(8) Le titre de cette thèse, dont des extraits ont été publiés en 1980 par la Documentation française, est : « Internationalization of the nuclear fuel cycle and non-proliferation strategy, lessons and prospects ». Pierre Lellouche a publié récemment deux ouvrages de la collection « Travaux et recherches de l’Ifri » : La sécurité de l’Europe dans les années 1980 et La science et le désarmement.
Annexe n° 1
Rudiments technologiques sur l’arme à fission (1)
Filière uranium 235
• Uranium naturel : composé de 0,7 % d’uranium 235, le reste étant de l’uranium 238.
• Uranium des centrales électronucléaires PWR : uranium enrichi à 5 % environ (2).
• Uranium militaire : uranium enrichi à 80 % au minimum ; quantité nécessaire pour fabriquer une charge : 16 kg d’uranium enrichi à 90 %.
• Enrichissement : effectué dans des usines de séparation isotopique, dont seuls les pays industrialisés sont capables de se doter. Le nouveau procédé par ultracentrifugation, en cours de développement, est moins volumineux et moins coûteux.
• Retraitement : de l’uranium très enrichi peut être obtenu en retraitant la charge de réacteurs de recherche de grande puissance.
Filière plutonium 239
• Plutonium 239 : n’existe pas dans la nature et résulte de l’irradiation de l’uranium 238.
• Réacteur plutonigène : les réacteurs à uranium naturel graphite-gaz et eau lourde (réacteur Candu par exemple) sont les meilleurs fournisseurs de plutonium.
• Plutonium militaire : plutonium très pur (à plus de 95 %). Il faut environ 6 kg de ce plutonium pour fabriquer une arme nucléaire.
• Retraitement : l’extraction du plutonium 239 est effectuée à partir de l’uranium irradié, par retraitement dans des usines spéciales, très volumineuses et très coûteuses. Cet uranium irradié peut provenir soit de centrales électronucléaires, soit d’une couverture d’uranium naturel installée, à cette fin, autour du cœur d’un générateur de recherche assez volumineux pour la recevoir. Dans ce cas, le retraitement peut être effectué dans des « cellules chaudes » assez simples.
(1) Le cycle du combustible nucléaire est décrit dans un article de Bertrand Barré : « Surgénérateurs et prolifération des armes nucléaires », Défense Nationale, août-septembre 1980.
(2) PWR : Pressurized Water Reactor : réacteur à eau pressurisée, système actuellement le plus utilisé pour les centrales électronucléaires, en particulier en France où il a remplacé le système à uranium naturel graphite-gaz.
Annexe n° 2
Accords internationaux intéressant les armes nucléaires dans le Tiers-Monde
Accords de contrôle technique
— Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1957 dans le cadre de l’ONU, avec pouvoir d’inspection sur les installations nucléaires à usage pacifique.
— Traité sur la limitation des essais nucléaires (Partial Test Ban Treaty ou PTBT), interdisant les essais dans l’atmosphère, l’espace extra-atmosphérique et sous l’eau, signé en 1963 par 112 pays.
— Traité de non-prolifération (TNP ou NPT), interdisant le transfert d’armements nucléaires et l’aide à des pays non-nucléaires pour la fabrication de ces armes, signé en 1968, en vigueur en 1970, appliqué par 115 pays. Ne sont pas signataires : Israël, Inde, Pakistan, Argentine, Afrique du Sud.
— Accords de Londres : conclus en 1975 entre les pays exportateurs d’équipements nucléaires pour fixer les règles de conduite en matière de technologie. Le Club de Londres comporte 15 pays membres. Les États-Unis ont renchéri sur les prescriptions de ces accords par le Nuclear non-prolifération act de 1978.
— Conférence internationale sur l’évaluation du cycle du combustible nucléaire (International Nuclear Fuel Cycle Evaluation ou INFCE), ayant réuni pendant deux ans les experts de 60 pays. Terminée en 1980, elle s’est prolongée par un Comité d’assurance de l’approvisionnement (Committee on Assurance of Supply ou CAS) sous les auspices de l’AIEA.
Accords de limitation militaire
— Traité de l’Antarctique, interdisant toute mesure à caractère militaire dans l’Antarctique, signé en 1959 par 21 pays ; entré en vigueur en 1961.
— Traité de Tlatelolco sur la dénucléarisation de l’Amérique latine, signé en 1967. entré en vigueur en 1968 - 22 parties (non ratifié par l’Argentine et le Brésil). Les protocoles additionnels visant les pays extérieurs à la zone ont été signés par les cinq pays nucléaires.
— Traité d’utilisation de l’espace (Outer Space Treaty), interdisant la mise sur orbite autour de la terre d’armes de destruction massive, signé en 1967, 82 parties.
— Traité interdisant de placer des armements nucléaires sur le fond de la mer (Sea-Bed Treaty), signé en 1971, entré en vigueur en 1972, 70 parties.
— Accord sur la prévention de la guerre nucléaire (dit accord « Nixon-Brejnev ») entre URSS et États-Unis, pour prévenir le développement de situations capables de produire une « exacerbation dangereuse » dans leurs relations, et pour éviter une « confrontation militaire ». Cet accord a été signé en 1973.