Entre guerres
Entre guerres
Se souvient-on encore qu’en décembre 1950, en débarquant en Indochine pour y exercer le commandement d’un corps expéditionnaire traumatisé par la catastrophe de la RC4, le général de Lattre affirmait haut et fort « Je suis ici pour les lieutenants et les capitaines ». Phrase forte, non exempte d’une certaine forme de démagogie dans le contexte où elle avait été prononcée, mais qui révélait tout de même une vérité première : la guerre est faite par les lieutenants et les capitaines.
C’est bien dans ce contexte que le général Lecointre, ancien Chef d’état-major des armées, a publié ce bref – mais ô combien dense – essai Entre deux guerres, rapportant mais surtout commentant l’action guerrière qui fut la sienne comme chef de section et capitaine, commandant sur les différents théâtres où il fut engagé : Golfe, Rwanda et Bosnie.
Plusieurs lectures sont possibles de ce remarquable ouvrage, simplement historique au premier degré, politico-militaire par les réflexions qui en émaillent le récit, ou bien d’ordre éthique, l’auteur se livrant à une introspection peu commune, avec autant de courage, d’humilité que de force de conviction. La meilleure étant bien évidemment la somme des trois.
Le fil directeur de ce bref essai, l’ouvrage ne fait que 128 pages mais qui en valent le triple, est constitué par le début de carrière de l’auteur : sorti du sérail (1), corniche au Prytanée où il côtoie de jeunes camarades portés par la même vocation que la sienne, Saint-Cyr (pudiquement, l’auteur n’indique pas qu’il fut le « Système » de sa promo), le choix de l’Infanterie de marine, puis le 3e Rima au sein duquel le jeune lieutenant puis capitaine Lecointre participera aux opérations où son régiment se trouvera engagé. Le point d’orgue opérationnel en sera l’assaut du pont de Vrbanja à Sarajevo. Toutefois, si le lecteur pressé en reste là, il aura perdu probablement le meilleur de l’ouvrage.
En premier lieu, par les remarques induites dans le texte, l’ancien Céma rappelle quelques vérités premières qui ont émaillé les relations politico-militaires de cette période, et qu’il faut bien indiquer. La chute du Mur en 1989 avait plongé le monde occidental – et il fut bien le seul – dans l’illusion de la paix universelle enfin trouvée et de ce fait des « dividendes de la paix » à engranger, méprise génératrice d’un désarmement moral – le pire de tous – quasi général de nos élites politiques. Le général Lecointre trempe sa plume dans la meilleure encre pour le rappeler. Il s’insurge en particulier des conditions dans lesquelles les contingents de l’ONU furent engagés en Bosnie. Son jugement rejoint celui de Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU qui, dans un rapport fameux, s’est livré à un exercice d’autocritique digne de tous les éloges « Rétrospectivement, on se rend compte que, nombre des erreurs commises par l’ONU, procédaient d’un effort unique et certainement bien intentionné : nous nous efforcions de maintenir la paix et d’appliquer des règles régissant le maintien de la paix alors qu’il n’y avait aucune paix à maintenir ». Enfin, fort du témoignage du général Lecointre, tout lecteur honnête ne pourra que constater que les attaques portées contre l’action de l’armée française au Rwanda ne reposent sur aucun fondement sérieux.
Surtout, le lecteur découvrira, non pas un chef militaire parfois – et à tort – taxé trop rapidement d’écorché vif, mais un général qui a profondément réfléchi sur le sens de l’action militaire, l’impératif d’éthique qui lui est imposée et les règles de comportement sur lesquelles cette réflexion débouche. Les lignes retraçant son expérience « d’officier NBC » de son régiment engagé dans un combat sous haute menace chimique (les missiles Scud irakiens) sont dignes d’anthologie, tant l’introspection à laquelle se livre l’auteur est à la fois poignante, pudique, mais vraie. On le sent marqué à jamais, non pas dans son corps, mais dans son âme, par son expérience rwandaise. S’agissant de l’assaut qu’il a conduit à Sarajevo, et qui fut son moment de gloire, le général Lecointre montre combien il est tentant et facile, même pour un officier français responsable et imbu de principes éthiques, de tomber dans la sauvagerie la plus primaire. Les pages évoquant le suicide ultérieur de celui qui l’a empêché de commettre l’irréparable sont certainement parmi les plus élevées de cet ouvrage. Dans un roman récent (2), le général Le Nen avait mis en situation trois soldats en Indochine qui, tous trois et pour des raisons fort différentes, avaient un armistice à conclure avec eux-mêmes. Finalement, tout soldat engagé dans une action guerrière n’a-t-il pas à son retour un armistice à conclure avec lui-même ? C’est le capitaine « Canne de jonc » de Vigny.
Il convient de noter que le général Lecointre a publié dans la plus prestigieuse collection de Gallimard, la « collection blanche », gage de la haute tenue littéraire de l’ouvrage. En refermant cet ouvrage, quelle que soit la grille de lecture évoquée supra, que le lecteur aura choisie, il ne pourra que se dire en lui-même « Réellement, le métier de soldat n’est comparable à aucun autre ». C’est sa grandeur, mais également ses servitudes pour citer l’auteur évoqué plus haut. Il est heureux que ce soit le chef d’état-major qui ait remis au goût du jour l’idée fondamentale de la singularité militaire qui nous le rappelle d’une façon aussi magistrale, pudique et humble. La lecture de cet ouvrage devrait être obligatoire pour les jeunes Français qui se destinent à la carrière militaire.
Merci mon Général ! ♦
(1) Comme général de corps d’armée, le général Lecointre exercera les mêmes responsabilités qui furent celles de son père, vice-amiral d’escadre, une génération avant lui, chef du cabinet militaire de Matignon.
(2) Armistice, Les Éditions du Rocher, 2023, 320 pages.