L’information a toujours été un enjeu. Avec la croissance exponentielle du numérique, l’informationnel est au cœur de nos vies sociale, économique, politique et internationale. Il était nécessaire de réunir ici des experts d’horizon divers pour appréhender cette mutation majeure autour de l’Information et de son corollaire, la désinformation.
Introduction - L’information(nel) : brouillard sémantique et conceptuel
Introduction—Information: a Semantic and Conceptional Fog
Information has always been important. In line with the rapid growth in digital techniques, it has become central to our social, economic, political and international lives. Of necessity, we have brought together here a range of experts from different backgrounds to help us understand this major development in information and also in its corollary, disinformation.
Ce sont douze articles qui sont rassemblés dans ce numéro de la RDN. Bien que la compétence des autrices et auteurs soit très grande, toutes et tous ont conscience que leurs contributions n’épuisent pas le sujet tant la matière – l’informationnel – est ample et très complexe. En un temps où des dizaines d’essais sont écrits à la hâte, avec une faible base documentaire sur le sujet, où les slogans et les formules péremptoires remplacent les réflexions critiques, c’est avec enthousiasme et une certaine fierté, mais aussi avec une grande humilité que l’on recommande la lecture des pages qui suivent. Plus personne ne conteste sérieusement le caractère fondamental de l’enjeu informationnel aujourd’hui. Néanmoins, c’est précisément parce qu’il est très difficile à appréhender que nous avons décidé de nous adresser à des expertes et experts du domaine, issus de trois environnements professionnels qui s’ignorent habituellement : cadres civils et militaires de l’État, jeunes docteurs et doctorants, enfin des cadres du secteur privé. Toutes et tous objectivent la place désormais fondamentale de l’informationnel. Nous avons pu les rassembler lors d’une journée préparatoire à la rédaction des articles (1). Leurs articles se croisent et se répondent, mais aussi se nuancent comme les lectrices et lecteurs s’en rendront aisément compte.
Le fait que l’information irrigue toute vie sociale, économique et politique est un constat très ancien que de nombreux travaux historiques ont solidement établi (2). Les nuances des jeux autour de cette information – que l’on qualifie généralement de désinformation – sont extrêmement variées (3). Ce qui apparaît aussi nettement c’est la surabondance du discours sur l’information actuellement. À la quantité s’ajoute bien souvent une caractéristique majeure : l’absence de définition. Le résultat est un puissant brouillard sémantique et conceptuel. Lorsque l’information est évoquée aujourd’hui, l’on ne sait finalement pas toujours de quoi l’on parle véritablement. Ceci a conduit a contrario les autrices et auteurs de ce numéro à préciser leur définition de l’information ou, à tout le moins, d’expliciter leur approche.
L’une des premières caractéristiques de l’information c’est qu’elle a l’apparence d’une évidence. En effet, on peut s’accorder assez facilement sur le fait que c’est un contenu échangé par au moins deux acteurs, un émetteur et un récepteur. L’apparence de l’évidence conduit ainsi les auteurs à ne pas définir : on le constate en effet par exemple chez le mathématicien étatsunien Claude Shannon, fondateur de la théorie mathématique de l’information dans un célèbre article de 1948 (4). On retrouve la même absence de définition de l’information chez son compatriote ingénieur Thomas P. Rona, l’inventeur de la notion d’« Information War » (5). Enfin, le constat peut être étendu au prolixe think tanker (lui aussi étatsunien) Martin C. Libicki, promoteur de l’Information Warfare (6) en 1995. Mathématiciens et ingénieurs ont tous fait de l’information un simple signal ou une mesure sans véritablement s’intéresser au contenu du signal. L’approche cybernétique fondée par le mathématicien étatsunien Norbert Wiener considérait l’information comme une « mesure d’organisation » et non comme un simple signal (7), mais il n’y a pas dans cette perspective d’approche par le contenu. Il nous semble que l’intérêt pour le seul contenant a longtemps prévalu en France au sein de l’État.
Toutefois, depuis quelques années, la perspective semble changer et l’on tient plus compte qu’auparavant de la qualité propre de l’information, c’est-à-dire de son contenu. À ce stade, seules les sciences sociales dans leur diversité peuvent apporter des éléments analytiques nouveaux et susceptibles de se traduire en actions opérationnelles. On lira dans les pages qui suivent quelques constats, diagnostics ainsi que des propositions d’action. Elles ont vocation à ouvrir un débat : comme nous le signalions au début de cette introduction, il faudra d’autres contributions pour continuer à faire progresser la connaissance. La RDN pourrait être l’un des lieux du débat qui doit être interdisciplinaire. Il devrait être aussi périodique afin de pouvoir capitaliser sur la connaissance. En attendant donc le prochain numéro, que les autrices et auteurs trouvent ici l’expression de ma vive gratitude. ♦
(1) Cette journée a eu lieu le 16 octobre 2024 dans les locaux de la revue.
(2) Dans une bibliographie très abondante, cf. notamment Bély Lucien (dir.), L’information à l’époque moderne, Presses universitaires de la Sorbonne, 2001, 192 pages et Jeannin Pierre, « La diffusion de l’information » in Cavaciocchi Simonetta (dir.), 32. Fiere e mercati nella integrazione delle economie europee, Secc. XIII-XVIII, Florence, Le Monnier, « Atti delle Settimane di Studi e altri Convegni », 2001, p. 231-262, ainsi que Petitjean Johann, L’Intelligence des choses. Une histoire de l’information entre Italie et Méditerranée (XVIe-XVIIe siècles), Rome, École française de Rome, n° 354, 2013, 520 pages.
(3) Dans une liste non limitative : ballon d’essai, bluff, calomnie, camouflage, document-choc, contrefaçon, faux, intoxication, propagande… Cf. sur ces nuances, l’essai de Géré François, Dictionnaire de la désinformation, Armand Colin, 2011, 350 pages. Cf. également dans une veine assez proche, le classique : Joule Robert-Vincent et Beauvois Jean-Léon, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, 2015, 316 pages.
(4) Shannon Claude Elwood, « A Mathematical Theory of Communication », Bell System Technical Journal, vol. 27, juillet-octobre 1948, p. 379-423.
(5) Cf. Rona Thomas P., Weapons systems and Information War, Chicago, Boeing Aerospace Company, 1976, 86 pages.
(6) Cf. Libicki Martin C., What is Information Warfare ?, National Defense University, Centre for Advanced Concepts & Technology-Institute for National Strategic Studies, 1995, 104 pages.
(7) Wiener Norbert, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, Seuil, 2014 [1re éd. : 1950], p. 53.