La crise de Cuba n’est pas seulement intéressante pour des raisons historiques, bien que 20 ans se soient déjà écoulés, et 20 ans c’est beaucoup dans notre monde où toutes les évolutions ont tendance à s’accélérer. Cette crise reste cependant exemplaire parce que c’est la première crise majeure, et jusqu’ici la seule, entre puissances nucléaires. Mais, comme le pense le général Gallois, le vaincu a-t-il été Kennedy plutôt que Khrouchtchev ? La lecture de cet article permettra de se faire une idée sur ce sujet qui n’est pas sans conséquences sur ce que nous vivons actuellement, en Amérique latine et dans le Tiers-Monde.
Il y a vingt ans : la crise de Cuba
Il y a vingt ans, la « crise des fusées de Cuba » provoqua une tension si grave entre les États-Unis et l’Union Soviétique que le risque d’un conflit nucléaire sembla passer du domaine des spéculations à celui des possibilités. Le 14 octobre 1982, les avions U. 2 détectèrent des installations de fusées soviétiques à Cuba, le 22 les États-Unis décidèrent le blocus de l’île, le 23 le Conseil de Sécurité se saisit de l’affaire, qui fut dénouée le 28 lorsque Khrouchtchev, ayant pris conscience de la détermination de Kennedy, accepta le démantèlement des installations. Mais ces dates ne rendent compte ni de la genèse ni des conséquences de cette crise, qui mit en jeu trois grands problèmes : la révolution cubaine, l’engagement de l’URSS très loin de son territoire et dans une zone où ses ambitions dépassaient ses possibilités navales, l’utilisation de la menace nucléaire alors que le rapport des forces rendait peu plausible parce que trop irrationnel, le recours à ces armes. Depuis l’automne 1962 Fidel Castro est devenu l’un des grands leaders du Tiers Monde et un allié de l’URSS, celle-ci s’est dotée des moyens techniques nécessaires à la réalisation d’opérations lointaines, auxquelles participent parfois des soldats cubains, et le rapport global des forces entre les États-Unis et l’URSS a évolué vers la parité.
La révolution cubaine fut un événement considérable. La situation économique de Cuba était meilleure que celle des autres pays d’Amérique latine. Certes, la dépendance à l’égard des États-Unis et la monoculture de la canne à sucre posaient des problèmes délicats, et de profondes inégalités séparaient les campagnes et les villes : l’analphabétisme affectait 41,8 % de la population dans les campagnes, 11,6 % dans les villes, le chômage (16,4 %) sévissait surtout chez les travailleurs de la canne à sucre, secteur dans lequel il contribuait à maintenir les salaires à un niveau très bas. Ce ne sont toutefois pas ces facteurs économiques qui provoquèrent la révolution d’où devait naître le castrisme. Celle-ci a été plus nationaliste que sociale, dirigée plus contre l’influence des États-Unis que contre un certain état des rapports économiques et sociaux. Ce nationalisme puisait sa force dans une histoire ouverte par la guerre d’indépendance menée par Cuba contre l’Espagne en 1895. À la suite de l’explosion du cuirassé américain Maine en rade de La Havane le 15 février 1898, la guerre hispano-cubaine se transforma en une guerre hispano-américaine qui, le 22 décembre 1898, se termina par le traité de Paris, aux termes duquel l’Espagne renonçait à Cuba. Lille tomba alors sous l’influence des États-Unis : la constitution de 1901 leur reconnaissait même un droit d’intervention, leur cédait la base de Guantanamo et leur attribuait des moyens de contrôle économique. À trois reprises, en 1907, 1912 et 1917, Washington intervint militairement pour assurer le respect de ces clauses du traité de Paris. Ni avec Gerardo Machado de 1925 à 1933 ni avec Fulgencio Batista à partir de 1934, les aspirations nationalistes n’obtinrent la moindre satisfaction, à la grande colère des classes moyennes. Mais c’est dans les milieux estudiantins que cette colère devait prendre une forme politique.
En 1945, Fidel Castro a dix-neuf ans. Il est le fils d’un riche propriétaire de plantations de canne à sucre. À l’université de La Havane, il participe à l’activité de « groupes d’action » plus orientés vers l’action (parfois terroriste) que vers les discussions idéologiques, et dont 1’« aventurisme » est condamné par le parti communiste. En 1947 il participe à un complot (qui échoue) contre Rafael Trujillo, président de la République dominicaine. En 1953, il se lance dans la lutte armée contra Batista, appuyé par des paysans dont le nombre croît rapidement. Dès 1957 le régime de Batista commence à être déstabilisé et doit engager des opérations de répression. La majorité des dirigeants de la révolution étaient issus de la petite et de la moyenne bourgeoisie, mais leurs troupes (environ 2 000 hommes) étaient, dans une proportion de 70 à 75 %, formées de paysans, et le parti communiste restait en dehors de la lutte. En 1957-1958, le programme de Castro s’adressait à l’ensemble de la population cubaine : il promettait une réforme agraire et le retour à la démocratie, il n’envisageait pas la nationalisation des entreprises industrielles et il ne se référait à aucune doctrine. Castro n’était pas communiste, et il ne cachait pas sa méfiance à l’égard du PC. Il multipliait les déclarations modérées : « Mon idéal, c’est la démocratie. Je ne suis pas d’accord avec les communistes, mes actes le prouvent. Il n'y a pas de communistes dans notre mouvement, ou alors c’est qu’Adam et Ève étaient des communistes ». Par contre, son frère Paul et son ami le médecin argentin Ernesto Guevara étaient, eux, très proches du marxisme-léninisme, et moins réservés à l’égard du PC cubain. Celui-ci n’était guère enthousiaste à l’égard de ce qu’il considérait comme un mouvement « d’aventuriers petit-bourgeois », Il se rallia à Castro en février 1958 : il y fut entraîné et non entraîneur. Il fut incité à ce ralliement par la décomposition du régime de Batista qui, abandonné par ses principaux soutiens et par plusieurs chefs de l’armée, dut, le premier janvier 1959, s'enfuir en République dominicaine.
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