Conclusions
En faisant part ci-après à nos lecteurs des quelques interrogations que ces débats très riches nous ont suggérées, nous n’entendons d’aucune façon, soulignons-le une nouvelle fois à l’occasion de ce colloque, arbitrer entre les opinions parfois divergentes qui y ont été exprimées, ou dégager un quelconque point de vue « maison » sur les sujets que nous avions soumis à la sagacité de nos invités. Notre propos se borne en effet à susciter maintenant sur les mêmes sujets la réflexion de nos lecteurs, en leur proposant les cinq thèmes suivants, qui correspondent à des questions que nous nous posons à nous-mêmes, sans leur avoir encore trouvé les réponses qui nous satisfassent pleinement.
La crise est-elle orchestrée ?
Les orateurs qui ont si brillamment animé nos débats ont fait une large part à l’analyse du mouvement pacifiste en République fédérale d’Allemagne, comme il était normal en raison de ses conséquences possibles pour la sécurité de l’Europe. Si nous en avions eu le temps, il aurait été intéressant d’analyser également les mouvements du même ordre qui se manifestent dans les autres pays d’Europe, afin de dégager leurs analogies et leurs différences. Cet examen nous aurait probablement amenés à poser la question suivante, qui n’a été qu’effleurée au cours des débats : dans quelle mesure la crise de la volonté de défense qui se manifeste de la sorte en Europe est-elle orchestrée ?
Il ne nous paraît pas suffisant en effet de répondre d’emblée à cette question, comme il est d’usage de le faire lorsqu’on enquête sur un cas mystérieux : cherchez à qui l’affaire profite ! Car s’il est évident que la montée du pacifisme qui mine la volonté de défense de l’Europe, et encore plus celle du neutralisme et de l’anti-américanisme qui l’accompagnent souvent, sont favorables aux intérêts les plus constants de l’Union soviétique, encore faudrait-il faire la preuve que le Kremlin en est bien l’instigateur ou du moins l’utilisateur.
Or il se trouve que la revue Pouvoirs a consacré à cette démonstration une récente livraison, à laquelle nous renvoyons donc nos lecteurs (1). Annie Kriegel y analyse en particulier de façon convaincante la stratégie « frontiste » au plan mondial du Parti-État de l’URSS, qui est fondée sur le système des « alliances », parmi lesquelles figure en bonne place celle avec les « partisans de la paix », c’est-à-dire avec les groupes sociaux les plus sensibilisés par nature aux malheurs de la guerre. La même constatation est applicable à son action dans les institutions internationales à vocations humanitaires et culturelles. Et, dans la même livraison, Georges-François Dreyfus cite une récente déclaration de Boris Ponomarev, le responsable des relations internationales du parti communiste de l’Union soviétique, qui reconnaît que le « mouvement de la paix » est un instrument très important de la stratégie mondiale de l’Union soviétique.
Mais un de nos invités a apporté à la première de nos questions une réponse nuancée qui nous paraît mériter d’être rappelée : Il ne faut pas adopter le mythe d’une Union soviétique toute puissante, infaillible et tentaculaire ; cependant il faut rester lucide et, par conséquent, être conscient de l’effort considérable qu’elle a entrepris pour animer et soutenir les courants pacifistes et neutralistes en Europe. L’épreuve de force actuelle est d’abord mentale et psychologique et c’est par ce biais que l’Union soviétique entend obtenir ce qu’elle veut, c’est-à-dire la victoire sans guerre.
Pourquoi cette peur nouvelle ?
Une preuve que la « main de Moscou » ne peut pas être tenue comme seule responsable des courants de l’espèce dans le monde paraît d’ailleurs être fournie par la récente apparition d’un mouvement analogue aux États-Unis, où la hantise d’un holocauste nucléaire a pris le pas sur toutes les autres considérations. C’est ainsi qu’une véritable campagne de la peur s’est rapidement développée à travers des « Fear Books » (2) et des dramatiques de télévision sur le thème de « l’apocalypse bientôt ». Cette peur s’est aussi manifestée au niveau de la réflexion stratégique, comme la déclaration des « quatre » sur le « non-emploi en premier » (no first use) de l’arme nucléaire en a fourni le premier et retentissant témoignage (3). Elle tend à gagner maintenant le plan moral, avec le projet de mandement des évêques catholiques américains, qui conteste le principe même de la dissuasion (4).
Nous sommes ainsi amenés à nous poser notre deuxième question : Pourquoi cette peur nouvelle, qui se manifeste également en Europe comme il ressort notamment des sondages (5). Les réponses sont divergentes suivant les sensibilités des interlocuteurs ; certains en effet privilégient le naufrage de la détente et l’échec du contrôle des armements, d’autres la prise de conscience de la supériorité militaire soviétique ou, au contraire, l’exagération des vulnérabilités de l’Occident, d’autres enfin les maladresses commises réciproquement au sein de l’Alliance atlantique à propos de la mise en place de l’arme à neutrons puis des euromissiles, alors qu’ils étaient destinés à atténuer le déséquilibre militaire en Europe.
Nous ne prendrons pas parti ici sur la gravité relative de ces causes, et nous nous bornerons à proposer à nos lecteurs la réflexion pleine de sagesse d’un de nos invités, qui a été formulée à peu près de la sorte : face aux aspirations légitimes de leurs peuples à la paix, les démocraties doivent comprendre, et faire comprendre à leurs opinions publiques, que l’éthique qu’il leur faut pratiquer ne peut pas être seulement celle du sentiment. Elle doit être aussi et surtout celle de la responsabilité, sinon les démocraties n’œuvreraient pas pour la paix véritable, mais pour la paix par l’empire, c’est-à-dire en définitive pour la guerre. Et c’est pourquoi le discours sur la double hégémonie est dangereux ; entre l’Est et l’Ouest il y a une différence de nature.
La dissuasion est-elle périmée ?
Parmi les causes de peur que nous venons d’énumérer nous n’avons pas cité l’usure possible de la dissuasion, alors qu’elle nous apparaît comme la plus grave, et c’est pourquoi nous posons notre troisième question : la dissuasion est-elle maintenant périmée ?
Qu’il y ait eu aux États-Unis une évolution profonde du concept de dissuasion depuis l’époque où Foster Dulles pouvait brandir la menace de représailles massives, est une évidence. Cette évolution résultait d’ailleurs logiquement de l’acquisition par l’Union soviétique de capacités de plus en plus significatives, et maintenant de la parité en matière d’armements nucléaires stratégiques. Elle a entraîné dans un premier temps l’adoption par l’Otan de la doctrine de la « riposte flexible », acceptant l’emploi des armes nucléaires tactiques, puis la multiplication des barreaux de l’échelle de cette riposte, pour aboutir aux suggestions émises en privé de renoncement à l’emploi en premier de l’arme nucléaire tactique, dont nous avons parlé plus haut. Et maintenant le commandant suprême de l’Otan en Europe lui-même, vient de recommander une nouvelle stratégie, dite « no early use », basée sur l’usage contre les arrières de l’agresseur de missiles à têtes conventionnelles de grande précision (6).
Il nous semble que dans les discussions ouvertes sur ces sujets on perde souvent de vue les aspects essentiellement psychologiques de la dissuasion, et par suite son caractère largement irrationnel, tel qu’il est bien exprimé dans la formule : la dissuasion c’est la certitude de l’incertitude. À vouloir trop la rationaliser, on lui fait perdre son image de menace latente et on paraît en outre admettre a priori la possibilité de son échec, c’est-à-dire en définitive l’éventualité de la guerre nucléaire. Et c’est bien ce qu’il est advenu au cours de ces dernières années à l’occasion de plusieurs déclarations maladroites et contradictoires de responsables américains, alors qu’elles se voulaient explicatives et rassurantes.
Nous serions donc porté à prôner la prudence et la continuité dans l’exposé des doctrines stratégiques, en rappelant qu’en matière de dissuasion toute parole publique doit être adressée d’abord à l’adversaire potentiel. Nous serions aussi tentés de faire l’éloge de l’incertitude et de l’ambiguïté sur ces sujets (7). Comme l’a dit fort justement un de nos invités : c’est l’absence de guerre qu’il faut maintenir, et la guerre est absente lorsque l’équilibre permet la dissuasion, en souhaitant toutefois que cet équilibre soit obtenu au plus bas niveau possible, ce qui implique la poursuite de négociations pour la limitation des armements.
Une défense européenne est-elle envisageable ?
Tel était bien le double objectif des décisions prises par l’Otan, en décembre 1979, lorsqu’elle a accepté que les États-Unis mettent en place en Europe des missiles nucléaires de portée intermédiaire pour rétablir l’équilibre rompu par l’URSS avec le déploiement de ses fameux SS-20. Cette mise en place avait en outre l’avantage, on n’y a peut-être pas assez insisté, de renforcer le « couplage » entre la défense de notre continent et la menace constituée par le système nucléaire stratégique américain, et par suite de rétablir son effet dissuasif qui s’était passablement estompé lorsqu’avait été admis le principe d’une riposte de plus en plus « flexible ».
Ce couplage répond en effet au désir des Européens, qui souhaitent en grande majorité, tous les sondages le prouvent, que les États-Unis maintiennent leur garantie nucléaire à notre continent. Mais ils souhaiteraient aussi, semble-t-il souvent, que les Américains supportent tous les coûts et prennent tous les risques, et c’est pourquoi ces derniers commencent à s’interroger sur la volonté de se défendre des Européens et par suite sur la pérennité de l’alliance. On peut craindre alors qu’ils se laissent tenter par un repli sur leur forteresse métropolitaine, ce qui entraînerait l’adoption par eux d’une stratégie globale à dominante maritime et vraisemblablement aussi l’acceptation de traiter directement avec les Soviétiques.
Ce sont vraisemblablement ces raisons, parmi d’autres, qui ont poussé M. Pierre Mauroy, en juin dernier lors du sommet de l’Otan, à mettre en garde nos partenaires européens contre la tentation de s’en remettre uniquement aux Américains pour la défense de notre continent et à les appeler à envisager une défense plus européenne (8).
Cette proposition nous amène à poser à nos lecteurs notre quatrième question : une défense européenne est-elle envisageable ? Ou plutôt, pour que leurs réponses soient constructives, comment une telle défense pourrait-elle être envisagée ? Il ne convient pas que nous donnions ici notre réponse personnelle, mais nous pouvons indiquer cependant que la réponse adéquate ne nous paraît pas, pour le moment, se situer au niveau des structures, d’autant que les structures parfois suggérées sont frappées chacune d’un péché originel. Sauf à supposer le problème politique résolu, il paraît possible d’envisager seulement des solutions partielles résultant d’une approche empirique des problèmes concrets. Mais c’est alors la France qui détient bien souvent la clef de ces solutions, car comme il a été souligné au cours des débats : Rien n’est possible sans la Fiance !
Que peut la France
Nous en arrivons ainsi à notre cinquième et dernière question : Que peut la France, pour conforter la volonté de défense et la sécurité de l’Europe ?
À cette interrogation, moins encore qu’aux précédentes, il ne convient que nous formulions notre réponse personnelle. Mais nous croyons cependant pouvoir indiquer à nos lecteurs quelques pistes de réflexion.
Une première réflexion peut porter sur l’analyse lucide et prospective de la volonté de défense dans notre pays. C’est celle à laquelle nous convie d’ailleurs plus loin Dominique Moisi, qui a bien voulu mettre à notre disposition la communication qu’il a présentée sur ce sujet dans un récent colloque organisé à La Haye par l’Institut international pour les études stratégiques (IISS) de Londres, ce dont nous le remercions vivement (9).
Un deuxième sujet de réflexion peut être consacré à l’évolution de notre force nucléaire stratégique, tant dans ses composantes qui doivent suivre les progrès de la technique pour qu’elle conserve sa crédibilité, qu’en ce qui concerne notre doctrine de dissuasion. À propos de l’évolution de cette dernière, on ne peut cependant que recommander la prudence, pour les raisons indiquées plus haut et aussi parce que dans son état actuel elle recueille un très large consensus national.
C’est ensuite à une réflexion sur la poursuite de la solidarité franco-allemande que nous convions nos lecteurs, en raison de son caractère déterminant pour l’avenir de l’Europe. Un de nos orateurs a pu dire à ce propos : il y a certains problèmes allemands qui doivent être acceptés comme étant les nôtres, en toute franchise et sincérité.
Enfin la dernière réflexion que nous voudrions proposer rejoint celle qui vient de faire l’objet du tout récent sommet de Bonn, puisqu’elle traiterait du renforcement de la coopération franco-allemande dans le domaine de la sécurité. Sur ce sujet capital mais délicat, puisqu’il évoque le rôle de notre corps de bataille et l’éventualité d’une dissuasion élargie, un grand nombre d’opinions très diverses viennent de s’exprimer dans la presse des deux pays. Il ne serait pas convenable que nous les commentions, alors que le président de la République a fait savoir à son interlocuteur « le » point de vue français.
Aussi concluerons-nous ce compte rendu par une invitation à une ultime réflexion, d’ordre moral celle-ci, qui nous a été suggérée par la citation suivante du philosophe allemand Karl Jaspers : « En face de la bombe atomique, considérée tout simplement comme le problème de l’existence de l’humanité, il n’y a qu’un seul autre problème qui ait la même valeur, le danger de la domination totalitaire avec sa structure terroriste qui abolit toute dignité humaine. Là on perd l’existence, ici on perd l’existence digne d’être vécue ». ♦
(1) Pouvoirs, revue trimestrielle publiée avec le concours du CNRS aux Puf, n° 21, mai 1982. « Le système communiste mondial » contient sur ce sujet des articles d’Alain Besançon, Hélène Carrère-d’Encausse, François-Georges Dreyfus, Alain Kaiflèchc, Annie Kriegel, Jean Laloy, Georges Lavau, Branko Lazitch, Georges Tang Eng Bok, Michel Tatu.
(2) Dont le plus célèbre est « The Fate of the Earth », réunissant des articles de Jonathan Schell parus dans le New Yorker. qui a été un extraordinaire best-seller (publié en français sous le titre « le destin de la Terre », par Albin Michel).
(3) « Nuclear Weapons and the Atlantic Alliance », article de George F. Kennan. Robert S. McNamara, Mc George Bundy et Gérald C. Smith paru dans Foreign Affairs. Spring 1982. Cet article a été commenté par le Général Gallois, sous le titre « Quatre pas vers le désengagement », dans Défense Nationale de juin 1982.
(4) Voir Le Monde, vendredi 29 octobre 1982, l’article sur « un document de l’épiscopat critique sévèrement la stratégie nucléaire officielle ».
(5) Dans le sondage International Herald Tribune - Atlantic Institute paru le 25 octobre 1982. ce sont les Pays-Bas qui arrivent en tête pour la peur des armements nucléaires avec 49 % (France 18 %, États-Unis 18 %), alors que curieusement la France arrive en tête pour la crainte de la guerre avec 42 %. comme l’Italie et l’Espagne (Allemagne 25 %, États-Unis 23 %).
(6) Cette recommandation a été faite le 28 septembre 1982 par le général Rogers au cours d’une conférence de presse, dans laquelle il a déclaré qu’un équilibre suffisant pourrait être obtenu en Europe en 1988 au plan des armements conventionnels, en tenant compte des projets de la technologie, si les États-membres de l’Otan acceptaient d’accroître leurs dépenses de défense de 4 % par an en termes réels pendant environ six ans.
(7) Dans un article publié sous le titre « Politique militaire et critique des fins » dans Défense Nationale de janvier 1982, le général Claude Le Borgne, faisant l’éloge de cette ambiguïté, va jusqu’à dire : « Il est du devoir de l’État de jouer une comédie quelque peu infâme dont le maintien d’un corps de bataille terrestre significatif et l’entretien d’un armement nucléaire tactique sont les accessoires coûteux mais indispensables ».
(8) Cette idée est reprise dans l’allocution prononcée le 21 septembre 1982 par le Premier ministre lors de l’inauguration de la nouvelle session, de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et publiée par Défense Nationale de novembre 1982 : « Nous voulons promouvoir la construction européenne. L’effort que nous accomplissons pour assurer notre sécurité n’est pas un obstacle à cette construction, bien au contraire. Nous estimons, d’ailleurs, qu’aucun des pays européens de l’Alliance atlantique n’est dispensé de la tâche de concevoir, chacun à sa façon, sa propre sécurité et de mener son propre effort. Car il n’y aura jamais de véritable protection de l’Europe si les Européens ne l’assurent pas d’abord eux-mêmes ».
(9) Pour les aspects moraux de l’esprit français de défense, se reporter aux articles d’Alain Plantey et Marcel Wolff parus dans Défense Nationale de août-septembre 1982, sous les titres respectivement de « Pour une nouvelle approche du concept de défense » et « Esprit de défense et esprit civique ».